Le 2 février 1943 – il y a soixante-dix ans cette année – la bataille de Stalingrad s’achevait. C’était une victoire de l’armée soviétique et une défaite majeure de l’Allemagne. On découvrait que les nazis pouvaient être vaincus sur leur terrain de prédilection — la guerre. Ils n’étaient pas invincibles et, quelles que soient les révisions historiques contemporaines, Stalingrad fut bien le signe du début de leur fin. Qu’il me soit permis d’évoquer un souvenir familial. J’appartiens à une famille qui n’était pas, mais alors pas du tout, communiste. Or, mes grands-parents, dans la France occupée par l’armée allemande – il y avait une caserne en face de leur maison! — vibrèrent pendant des mois à l’unisson des soldats soviétiques. Stalingrad fut aussi leur victoire à eux. Eux, ces Français de l’Est, catholiques et conservateurs.
Or, soixante-dix après, que voit-on? Rien! Alors que notre pays semble obsédé par les commémorations et les anniversaires, c’est le désert. Stalingrad? Connais pas… Cherchez Stalingrad sur le site de l’ambassade de France à Moscou. Rien! Une démarche officielle française? Nitchevo…Quelques articles dans la presse (Courrier international, Guerres et Histoire..), quelques émissions (sur Arte notamment), c’est maigre. Stalingrad? Une station de métro parisienne dont le nom ne dit guère plus aux usagers que Solférino ou Bir-Hakeim… Sic transit gloria mundi – ainsi passe la gloire du monde.
Faut-il s’en indigner? Tentons plutôt de comprendre. Il y a bien deux poids deux mesures. Dans l’imaginaire collectif des Français, ce sont les Américains qui ont gagné la guerre. L’an prochain, les commémorations du Débarquement de Normandie le montreront jusqu’à plus soif. Certes, le 6 juin 1944 s’est déroulé sur le sol national et ce sont les Alliés qui ont libérés notre pays. Pas les Soviétiques et c’est tant mieux! Mais de là à en oublier leur contribution à la défaite des nazis, il n’y a qu’un pas qu’il est indécent de franchir.
En 2004, au lendemain des cérémonies du 60ème anniversaire du Débarquement, un sondage Ifop-Le Figaro montrait que nos contemporains avaient complètement occulté le fait que l’Armée soviétique avait bel et bien brisé l’échine de la machine de guerre allemande. A la question «Quelle est, selon vous, la nation qui a le plus contribué à la défaite de l'Allemagne en 1945?», 58 % des personnes interrogées répondaient «les Etats-Unis» et 20 % «l'URSS». Il se trouve que l'Ifop avait posé la même question aux Français… en mai 1945. Les résultats étaient alors diamétralement opposés: 57 % répondaient l'URSS et 20 % seulement les Etats-Unis. Et lorsqu'on interrogeait les Allemands de 2004, la majorité reconnaissait que le tournant de la guerre date de la chute de Stalingrad. Dans le journal Libération du 24 juin 2004, l’auteur de cette chronique écrivait déjà: « Il faut sauver le soldat Ivan! » Neuf ans plus tard, rien n’a été fait.
Les excellents travaux historiques ne manquent pourtant pas – pensons d’abord au livre de Jean Lopez « Stalingrad, la bataille au bord du gouffre » (Economica, 2008). Alors pourquoi ce silence, cette occultation? Ce même Jean Lopez, traitant de la bataille de Berlin (1945), fournit, je crois, l’explication la plus convaincante. « L’ampleur de la performance militaire des Soviétiques sera saluée comme il se doit par les contemporains. Puis, en quelques années, elle devient l’objet d’un déni complet. C’est le résultat d’un tour de passe-passe historique opéré dans l’après-guerre par certains anciens chefs de l’armée allemande ». Le principal responsable de cette réécriture est le général Franz Halder, ancien chef d’état-major de l’Ober Kommando des Heeres (OKH) qui « pendant vingt ans, va injecter ses idées à l’armée des Etats-Unis, puis à celles de l’Otan, en premier lieu, à la jeune Bundeswehr ». La guerre froide est passée par là… Les armées de l’Otan avaient besoin de comprendre l’armée soviétique qu’ils avaient en face d’eux, et elles se sont mises à l’écoute de ceux qui l’avaient combattu la veille. En gobant leur discours dévalorisant… alors même qu’ils avaient été battus!
Résultat: à l’ouest, les combats sur le front de l’Est sont presque toujours considérés, par les historiens, les romanciers ou les médias, « du côté allemand » – alors que ceux de l’ouest sont vus « du côté des alliés ». Et cela, de manière la plupart du temps complètement inconsciente. Ce qui est encore plus grave, tant l’imprégnation est profonde. Pour sauver le soldat Ivan, il est temps d’en finir avec la guerre froide. Et de se souvenir de la victoire de Stalingrad.
L’opinion de l’auteur ne coïncide pas forcément avec la position de la rédaction.
* Jean-Dominique Merchet, journaliste spécialisé dans les affaires de Défense. Auteur du blog français le plus lu sur ces questions, créé en 2007. Ancien de l’Institut des hautes études de défense nationale. Auteur de nombreux ouvrages dont: « Mourir pour l’Afghanistan » (2008), « Défense européenne: la grande illusion » (2009), « Une histoire des forces spéciales » (2010), « La mort de Ben Laden » (2012).
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