Hélène Carrère d’Encausse n’est pas à présenter : immortelle française, secrétaire de l’Académie, elle a fait ses premières armes encore sous la période soviétique en présageant avec beaucoup de lucidité la fin de l’Empire soviétique. C’était d’ailleurs le nom de l’un de ses ouvrages. Grande analyste du monde russe, c’est aussi une connaissance personnelle de Vladimir Poutine qui a su analyser ses propos et comprendre toute la portée du message d’un homme qui a forgé l’histoire du renouveau de la puissance russe.
On lui laisse donc la parole pour qu’elle se livre à une réflexion sur le programme présenté hier par le Président russe devant l’Assemblée Fédérale de son pays.
La Voix de la Russie. Madame Hélène Carrère d’Encausse, on vous salue sur les fréquences de La Voix de la Russie ! On aimerait vous entretenir cette fois-ci sur un sujet hypersensible pour les Russes et pour nos auditeurs français : le discours de Vladimir Poutine devant l’Assemblée Fédérale…
Hélène Carrère d’Encausse. C’était son premier discours au fond depuis qu’il a été réélu…
La Voix de la Russie. On aurait aimé avoir votre opinion parce que vous êtes de loin le premier spécialiste de la Russie en France, vous êtes secrétaire de l’Académie, donc je crois que vous êtes en mesure de donner le jugement le plus compétent sur la portée de ce message et sur ce que vous avez relevé.
Hélène Carrère d’Encausse. En fait il a abordé plusieurs sujets qui sont de grande importance. Certains étaient peut être inattendus pour ses compatriotes. D’abord il y a quelque chose qui le préoccupe et je le sais parce que je l’ai entendu en parler depuis longtemps, mais c’est une première pour la Russie : c’est le problème démographique. Il a dit quelque chose qui était assez révolutionnaire dans un pays où les gens avaient un enfant sous le régime soviétique et où sa politique doit les conduire à avoir deux enfants mais il dit que la norme c’est trois enfants ! Je pars de là parce que je sais à quel point cette question le préoccupe. Et il a manifestement été inspiré par le modèle français. C’est-à-dire de la politique française/ Moi, je lui en ai parlé avec lui ! Une politique nataliste qui avait commencé après la guerre de 1914. Et qui explique que la France est le seul pays de l’Europe qui a la meilleure natalité. Et il a dit : la norme pour la Russie est la famille de 3 enfants ! C’est sa certitude qu’il faut essayer de relever le niveau démographique de natalité en Russie et rétablir la situation démographique de la Russie qui a toujours été un pays extrêmement dynamique. Ca a été après la guerre de 1945 où il y a eu un grand boom. Et au cours du dix-neuvième siècle la Russie avait doublé sa population et il y a encore quelques dizaines d’années la Russie n’a jamais eu de problèmes démographiques surtout après les guerres. Là c’est le premier chef d’Etat post-soviétique – sous le régime soviétique on n’en avait pas parlé – qui a abordé le problème de fond. Donc je crois que c’est une position très importante.
Je voudrais faire un commentaire. Le commentaire est que c’est une vision volontariste et optimiste. Mais la vérité c’est que cela va être très difficile tout simplement parce que la structure démographique de la Russie fait que les gens qui sont capables d’avoir des enfants en ce moment sont dans une période creuse. Les gens jeunes ne sont pas assez nombreux ! Je suppose un effort énorme de la part de l’Etat pour arriver à les aider dans ce sens. Ce sont les mêmes qui auront trois enfants ! Je veux dire qu’il n’y a pas tellement de gens capables d’avoir trois enfants. La structure de la population est telle que le nombre de familles qui auront trois enfants n’est pas très nombreux. Donc il faut pratiquement que tous les jeunes couples aient trois enfants. Cela suppose un effort financier considérable. Je pense qu’il est décidé à le faire et cela me paraît très important pour l’avenir de la Russie.
Je dirais que c’est un point décisif parce que la Russie perd de la population. Je sais qu’elle fait un effort dans l’autre sens : un effort pour la santé publique pour réduire la mortalité. Mais il est évident que c’est tout de même avec l’apparition de la génération jeune que la situation actuelle qui est très mauvaise peut être redressée. Il me semble que c’est presque révolutionnaire ! C’est un grand pas en avant et tout d’abord c’est un effort de sincérité !
Un second point que j’ai retenu et qui m’a frappé parce qu’alors là je suis Française et en France les impôts est une question fondamentale, c’est sa volonté d’instaurer un impôt sur… En France cela s’appelle l’impôt sur la fortune. Je ne suis pas tout à fait sure que les Russes ont la même perception. En tout cas il veut imposer ce qui est un peu démesuré. Ce sont les gens qui possèdent les maisons de grand luxe et les voitures de grand luxe, etc. Si j’ai bien compris !
L’impôt sur la fortune est une vieille affaire en France. François Mitterrand l’avait fait. C’est une vieille doctrine française qu’il faut imposer la fortune. Et François Hollande taxe les riches. Aucun Président depuis François Mitterrand n’ a osé supprimer l’impôt sur la fortune.
Je ne suis pas sure que sa perception soit la perception française. C’est-à-dire que je ne suis pas sure qu’il aille taxer les fortunes comme on le fait en France où l’on a tendance d’aller assez bas dans les impôts qu’on prélève et d’atteindre les gens qui ont de petites fortunes. Lui, c’est ce que j’ai compris, veut imposer le luxe ! Au-delà de la fortune c’est le luxe ! Un grand luxe ! Et je dirais que cela me paraît légitime des deux points de vue.
D’abord parce que les impôts sont faibles en Russie pour l’instant. Et deuxièmement, c’est vrai qu’il y a des fortunes démesurées. Et que je sache au fond il y a un étalage d’un luxe excessif, souvent mauvais goût et à cet égard qui n’est pas toujours extrêmement bien acquis au départ ! Ce sont des fortunes qui ont été acquises de façon souvent douteuse !
Vladimir Poutine m’a dit il y a dix ans, dans une conversation que nous avons eue : « Les gens se sont enrichis même souvent illégalement. Je ne leur enlèverai rien ! » Je crois qu’il a été fidèle à lui-même. Il n’a pas voulu déposséder les gens même quand tout cela était d’origine douteuse. Mais qu’il essaye de faire apporter à l’Etat un certain luxe qui est excessif, pas conforme même à la culture russe, cela me paraît extrêmement important et je dirais sympathique !
Cela change un petit peu avec cette période d’un luxe effréné pour certains.
Il y a deux types de décisions. La principale c’est évidemment d’éviter l’immigration illégale ou de la limiter. Elle est très importante en Russie comme dans la plupart de pays maintenant. Il veut véritablement de développer un contrôle et éviter cet afflux migratoire qui devient extrêmement inquiétant en Russie.
Je pense que c’est une mesure tout à fait légitime. La Russie a besoin de main d’œuvre et largement. Cette immigration illégale est une immigration de main d’œuvre ! Cela me paraît évident. En même temps il est nécessaire qu’on connaisse cette immigration. Je crois que regardant les pays occidentaux Vladimir Poutine a dû se convaincre que l’immigration illégale incontrôlée a plusieurs inconvénients : elle crée d’abord dans la population d’origine souvent des inquiétudes et même des réflexes négatifs à l’égard des migrants ; en même temps ces migrants sont souvent nécessaires pour le travail mais ils ne sont pas traités toujours très bien. Ce n’est pas un contrôle terrifiant des frontières mais c’est le désir tout de même de donner une stabilité à la population e la Russie et de donner au gouvernement la possibilité de contrôler ce qui se passe.
Et puis il y a une disposition que je trouve très sympathique. C’est l’octroi de la citoyenneté russe aux descendants des immigrés c’est-à-dire aux descendants de ceux qui ont quitté la Russie au moment de la Révolution. A ceux qui connaissent la Russie ; qui connaissent la culture russe. Je dirais qu’il veut parachever cette œuvre de réconciliation qui a commencé en 1992. Et qui fait que maintenant que les gens qui sont des compatriotes à l’étranger que Boris Eltsine et Poutine après lui et Medvedev du temps où il était Président, que ces gens se sentent véritablement dans leur Patrie, dans les conditions qui soient des conditions honorables. Je pense que ce sont des dispositions qui complètent les dispositions migratoires. Cela me paraît un geste qui contribuerait à faire croître une certaine fierté russe, le sentiment identitaire russe.
Incontestablement il y a d’un côté des dispositions qui sont très positives, répressives pour la migration clandestine et pour tous ceux qui l’encouragent. Mais cela ne me paraît pas de la répression. Cela me paraît une volonté vraiment de contrôler la population de la Russie. L’ensemble des dispositions est destiné à fixer la Russie d’aujourd’hui, à lui donner plus d’assurance du point de vue de sa population, de sa dimension et e ce qui l’unifie. C’est qu’il y a vraiment une vision de l’intérêt national. C’est ce qui m’a tout à fait frappée.
LVDLR. Donc, d’après vous ce n’était pas un discours creux !
Hélène Carrère d’Encausse. Non ! Je n’ai pas pensé que c’était un discours creux ! J’ai trouvé qu’au contraire c’était un discours préoccupé par ce que tout voyageur, toute personne qui se rend en Russie voit : c’est-à-dire une certaine insatisfaction de la population devant des excès de richesses, devant une certaine inquiétude à la fois devant l’idée que la Russie perd sa population mais qu’en même temps elle ne contrôle pas ceux qui y viennent. Il me semble que la société devrait être rassurée. C’est peut être aussi une réponse à tous ceux qui ont voté pour lui aux présidentielles. Bon ! Il a été contesté. Il y a eu une opposition. Mais je dirais qu’il a incontestablement obtenu une majorité de voix. Et ceux qui ont voté pour lui veulent être rassurés. Ils veulent savoir ce qu’est la Russie.
Et je crois que c’est un petit peu à ça qu’il répond. Il a aussi dit et je pense que c’est très important : « On ne reviendra pas aux années 90 ! A cette privatisation désordonnée ! » C’est-à-dire que là aussi, cette société qui a voté pour lui, elle vote pour un certain ordre, qu’il n’y ait plus de désordre ! C’était inéluctable dans les années 90. Mais cette société ne veut plus voir ce désordre, cette propriété privée excessive, ce non-respect d’une certaine égalité. Et je trouve que c’est aussi quelque chose d’important ! «
C’était en fait Poutine vu par les yeux d’un grand classique de politologie française. Et en guise de conclusion on peut dire à tous ceux qui désiraient la fin de la Russie : détrompez-vous ! La Russie est plus vivante que jamais et pourrait peut- être un jour aider la France à sortir du mauvais pétrin. Mais ça c’est à titre strictement subjectif et personnel que je le dis. Chers amis français, courage, car l’heure la plus sombre est toujours avant l’aube ! Et l’exemple de la Russie qui a survécu déjà aux pires moments de sa récente histoire comme on l’espère, le prouve.