Borka Vucic a commencé notre discussion de deux heures par elle-même. « Je suis une vieille dame, j’ai 82 ans et je suis vétéran de la Seconde Guerre mondiale. J’ai combattu contre les nazis. J’ai connu le Royaume des Serbes, des Croates et des Slovènes à l’époque du roi Alexandre. J’ai grandi dans une famille de partisans et dès ma jeune enfance, je participais à la résistance. Je connaissais très bien le maréchal Tito. Pendant la Seconde Guerre mondiale, nous vivions à Belgrade. Ma sœur, mon frère et moi-même, nous sommes devenus partisans pendant cette guerre. Je me souviens de l’occupation nazie, des horreurs du fascisme et les civils fusillés ».
Lors de notre conversation, nous avons également parlé de ses souvenirs de la vie en Yougoslavie sous le régime du maréchal Tito.
« Sous Tito, le niveau de vie en Yougoslavie était très élevé, sensiblement plus haut comparé à l’Italie ou l’Espagne des années 1960. Nos voisins, les Hongrois et les Roumains étaient très pauvres à l’époque. Ils venaient chez nous pour acheter de la nourriture et des vêtements. Notre industrie et notre agriculture se développaient très rapidement. Nous obtenions des prêts à taux très intéressants que nous réinvestissions dans le développement de notre pays : l’industrie et l’agriculture. Lorsque je suis arrivée au sommet du pouvoir politique et financier j’ai pu faire connaissance avec l’élite bancaire mondiale, et de nombreux cheikhs pétroliers et des hommes d’affaires influents – à l’époque la Yougoslavie entretenait des relations avec les pays non-alignés. J’entretiens toujours des relations avec Rockefeller, et nous restons en contact par courrier avec les grands financiers du monde. J’ai des amis à la Banque mondiale et au Fonds monétaire international ».
La finance – c’est un monde fermé et peu nombreux sont ceux qui ouvrent leurs « secrets commerciaux ». C’est la première fois que Vucic parle de ses relations, de son influence et de la création du système financier complexe en Yougoslavie.
« À l'époque, j'étais l'une des dirigeantes des finances de la République socialiste fédérative de Yougoslavie (RSFY), et j'ai accumulé suffisamment d'information. J’étais en plus la présidente de la Banque anglo-yougoslave. Cet établissement bancaire fut fondé en 1979 à Londres. Nous avons fondé à la même époque le consortium bancaire Chase Manhattan Bank. J’ai créé en tout sept banques à capitaux mixtes avec les établissements bancaires yougoslaves. Ces établissements étaient établis à Londres, Paris, Francfort, Vienne et New-York. Au début des années 1990, on m’a convoqué d’urgence à Londres pour m’annoncer que les Etats-Unis et la Grande-Bretagne fermaient leurs banques mixtes avec la Yougoslavie et comptaient retirer leurs capitaux. Ainsi, avant de commencer à détruire la RSFY, les Etats-Unis nous ont rendus débiteurs. Ensuite ils ont fermé toutes les filiales et ont retiré les capitaux des banques serbes mixtes. Nous prenions des prêts pour le développement de notre industrie et nous remboursions ces prêts régulièrement en payant au centime près les taux d'intérêt élevés. Ils ont tout fait pour que notre industrie s’effondre et pour que nous n’ayons plus de production à proposer aux consommateurs étrangers. Nos exportations ont chuté et nous nous sommes endettés. Lorsque j’ai demandé à mes collègues pourquoi ils n’interrompaient pas la collaboration avec la Roumanie qui ne possèdait pas de potentiel économique comme le nôtre, ils ne m’ont rien répondu. Je pense que les pays occidentaux ont dès le début soutenu la Slovénie et la Croatie. Avant l’effondrement de la Yougoslavie, une véritable guerre bancaire a eut lieu. Les banquiers poursuivaient l’objectif de ne pas désorganiser l’économie de la Serbie et provoquaient ainsi le mécontentement de la population qui s’est retrouvée au chômage. Des conditions pour l'inflation et l'hyperinflation sont survenues ».
Après le blocus financier, avec le soutien de l'Occident dans les Balkans, une véritable guerre a commencé. Borka Vucic a donné son analyse de ces événements.
« La guerre de 1991, ensuite la guerre en Bosnie et l'agression de l'OTAN en 1999 ont vraiment achevé le pays. Les populations sont parties chacune dans son coin. De nombreux Serbes ont perdu leurs terres en Bosnie, en Croatie, au Kosovo et se sont transformés en refugiés misérables. En mai 1999 les soldats de l'OTAN ont détruit toute l’infrastructure du pays, ils ont également tué des enfants. En mai 1999 un pilote a lancé un missile sur deux filles qui se rendaient à l’église de Varvarinsky most. La gagnante de nombreuses compétitions de mathématiques est ainsi morte dans l’explosion. Nous n’avons pas encore terminé d’estimer l’ampleur des bombardements de l’OTAN, mais aujourd’hui encore, il y a de nombreux cas de cancer du sang et beaucoup d’enfants malades. La nation a subi des dommages génétiques considérables. Notre agriculture est actuellement dans un état pitoyable, et nous n’avons rien à proposer pour l’exportation vers d'autres pays. Nous nous endettons de plus en plus et nous n’arrivons plus à payer nos dettes ».
Cette interview a été enregistrée au printemps de 2009 à Belgrade. Quelques mois après notre rencontre, Borka Vucic est morte tragiquement dans un accident de voiture. Elle est morte le 1er août 2009 près de la ville de Nich. /L