Quand le miracle chinois gagne l’Afrique

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Pierre Moscovici est perplexe. Le grand dragon, à tires d’ailes, presque sans crier gare, s’empare du marché africain. Enfin … s’empare est un bien grand mot mais qui n’annule en aucun cas le fait que les grandes puissances européennes, France y compris, perdent du terrain en Afrique. L’aspect moral recoupe ici l’aspect économique.

En effet, moralement, même après l’abandon des colonies il y a cinquante ans de là, la France continuait à s’imposer un peu dans le style « nounou ambulante » ou, comme l’a si exactement formulé Jacques Hubert-Rodier, éditorialiste aux Echos, le modèle en vigueur était celui de la « Françafrique de papa ». Cette familiarisation si audacieuse puisqu’elle s’applique à un continent immense et que l’on sait qu’il y a Afrique et Afrique, n’en reflète pas moins l’attachement historique qu’éprouve traditionnellement la France (puisqu’on s’arrêtera au cas de notre pays) vis-à-vis de l’Afrique. Je me permettrai de reciter M. Hubert-Rodier en invoquant deux points fondamentaux qu’il a, en toute connaissance de cause, récemment relevé. Primo, il se fait que les économies mondiales s’essoufflent. Chacune pour une raison qui lui est plus ou moins particulière. On a beau parler du miracle chinois, il ne faut pas oublier que ce miracle est tellement sélectif, je dirais même élitiste, qu’il ne concerne qu’un pourcentage infime de la population. Un peu d’air frais est par conséquent nécessaire que l’on va trouver sur un continent tel que l’Afrique, aussi déséquilibré que prometteur. Investir dans l’Afrique, y implanter son infrastructure, y créer de nouveaux emplois revient à procéder à ce qu’on appelle en médecine et économie la thérapie de choc. Les deux acceptions sont ici de mise. Deuxième réflexion à mettre en relief, notamment parce que cette réalité est loin d’être à la surface : « La Chine a toujours donné sa préférence, comme pendant longtemps les autres puissances, au statu quo derrière lequel s’abritent des régimes autoritaires. Au moment où la démocratisation du continent africain marque des points, cette politique pourrait se retourner contre ses promoteurs. Comme ce fut le cas déjà au nord de l’Afrique avec le printemps arabe ». De ce point de vue, la France a vraiment le bec dans l’eau, elle qui, contrairement à la Chine, a maladroitement mis son grain de sel dans la soi-disant dissolution des tensions intra-africaines. Elle a trop joué au bon Samaritain pour voir finalement s’effriter sa réputation dans un bon nombre de pays africains, la Mali en étant un exemple représentatif. Pourquoi ? Parce que la neutralité pragmatique d’une Chine vaut cent fois plus que les engagements noblement déguisés d’une France qui ne peut se consoler d’avoir dû lâcher l’intégralité de ses avoirs coloniaux. Ce n’est pas un reproche. Rien qu’une observation d’ordre psychologique applicable à n’importe quel autre pays qui a connu un passé colonialiste.

Cette entrée en matière effectuée, je donne la parole à M. Sergei Louzianine, Directeur adjoint de l’Institut de l’Extrême-Orient, professeur à l’université des relations internationales de Moscou.

LVdlR. Il semble que la Chine envahisse de plus en plus le marché africain, cela au détriment des grandes puissances européennes, telles la France. S’agit-il d’une exagération, d’une crainte infondée ?

M. Louzianine. « Il y a effectivement une part de vérité dans ce qui vient d’être dit, même une part très grande. Ces dix dernières années, la politique menée par la Chine sur le territoire s’est nettement systématisée, elle a élaboré une stratégie bien définie. D’un côté, la Chine est forte des projets politiques qu’elle met en œuvre, je pense au Forum de coopération sino-africain composé de plus de quarante états africains. Ils se réunissent tous à Pékin où ce Forum se tient annuellement. Il existe également des accords intergouvernementaux qui encadrent les relations d’échange et d’investissement faisant de l’Afrique un faire-valoir multilatéral de l’avancée économique de la Chine. Cet aspect est d’une importance primordiale, parce que, si l’on fait l’aperçu des principaux secteurs africains, on s’aperçoit que la Chine est présente dans celui de l’infrastructure, des crédits, dans le commerce, l’exportation de matières premières, d’hydrocarbures en provenance des pays pétroliers d’Afrique. Le pourcentage de la part acquise varie entre 30 et 40 pr, tout dépend du pays exportateur. Certains pays sont même entièrement dépendants de la demande chinoise. Cette dépendance est d’ailleurs très facilement chiffrable : dans leur somme, les investissements et crédits chinois sont annuellement estimés entre 28 et 40 milliards de dollars. Il s’agit partiellement d’investissements directs, partiellement de crédits commerciaux ou de crédits de faveur qui concernent en premier lieu l’industrie, l’ensemble des chantiers. Environ 30 pr. des dépenses représentent le coût d’extraction des matières premières. A l’heure actuelle, 2500 entreprises chinoises sont éparpillées à travers 50 pays d’Afrique. Ce sont de très grandes entreprises qui soit en exclusivité soit avec une part d’actions de 15-20-30 pr. s’investissent essentiellement dans l’extraction de matières premières, de leur exportation. Ainsi donc, la Chine se resserre de plus en plus autour de l’Afrique, un peu comme un étau économique, renforce son influence. Et il est tout à fait naturel que l’Afrique accepte les engagements du géant asiatique. Un certain nombre de pays africains, je pense notamment aux pays pauvres, faibles, clairement dépendants, ont bien sûr tendance à voir en ces investissements une véritable manne céleste. Je pense donc que oui, en définitive, la Chine a évincé les ex-acteurs du colonialisme tels l’Angleterre, les USA, la France, bref, l’Occident d’une façon générale ».

A en juger par ces données aussi laconiques que précises, il ne reste qu’à se mettre à l’évidence : M. Moscovici ne souffre pas tellement de paranoïa ! Le point de vue de notre compatriote, M. Jean-Pierre Dozon, sera-t-il plus nuancé que celui de son collègue russe ? Je lui ai posé la même question. Ecoutons-le.

M. Dozon. « Evidemment, la Chine est de plus en plus présente en Afrique et la France s’en inquiète sans aucun doute. Néanmoins, le monde aujourd’hui est un monde très ouvert, donc il n’est plus possible pour la France de maintenir à elle seule l’Afrique, étant donné la présence concurrentielle d’autres puissances, que ce soit la Chine – parce que la Chine est effectivement très présente sur le continent africain – mais que ce soit aussi l’Inde dont la présence n’est pas moins flagrante ou la Turquie, ou encore le Brésil … les grandes puissances émergentes sont aujourd’hui présentes en Afrique et donc il va de soi que la France peut maintenir encore quelques unes de ses prérogatives dans certains pays, prérogatives liées au pétrole, éventuellement, ici ou là, à l’uranium comme au Niger ou bien à avoir une certaine situation de monopole sur les télécommunications avec Orange etc., avoir quelques liens privilégiés comme elle en a, pour ne citer qu’un exemple, avec l’Ivoire. En gros, aujourd’hui, la France en Afrique est plongée dans la compétitivité, cette dernière étant très ouverte, très engagée, puisque le monde entier et la Chine en particulier y sont présents. L’Afrique regorge de matières premières absolument indispensables comme le pétrole, les minerais, le cuivre, l’or, les diamants, l’uranium, le plutonium etc. Il va donc de soi qu’à l’heure actuelle l’Afrique est de nouveau convoitée. Elle l’a été au XIX siècle avec la conquête coloniale européenne. Aujourd’hui, il reste des bouts de cette histoire coloniale avec la France, l’Angleterre etc., mais il s’agit dès lors d’une nouvelle redistribution des cartes et il y a un nouveau – je ne dirais pas partage de l’Afrique - mais en tout cas il y a une ruée sur ce continent de la part de tout le monde et de la Chine, incontestablement en tête de liste ».

La vision de M. Dozon dilue bien l’angoisse pratique de M. Moscovici. Cela étant, elle n’entre pas en contradiction avec les données énoncées par l’expert russe et celles-ci confirment bel et bien la thèse de l’avancée chinoise sur le continent africain, car, on le comprend bien, le Brésil ne saurait tenir tête au grand dragon qui retient bien son souffle avant de bondir. Reste à se demander si le fameux miracle chinois exporté en Afrique regagnera sa patrie en triplant les effets de sa magie et en l’étendant à une population qui en masse sue eau et sang pour survivre. Quant à la France … elle devrait en tirer une conclusion qu’elle ne tirera, je le crains, jamais : la neutralité laborieuse qui est celle de la Chine vaut bien souvent plus que les engagements invasifs de l’Occident sur un territoire qu’il devrait cesser de percevoir comme il le faisait à l’époque coloniale.

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