Le juge et le soldat

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Jean-Dominique Merchet - Sputnik Afrique
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A côté de la gourde et de la trousse de secours, il faudra bientôt ajouter le code pénal au paquetage de tous les militaires.

A côté de la gourde et de la trousse de secours, il faudra bientôt ajouter le code pénal au paquetage de tous les militaires. Une tendance lourde se confirme chaque jour un peu plus : celle de la judiciarisation des opérations. Rien d’étonnant à cela : nous vivons – heureusement - dans des Etats de droit où toute activité, publique ou privée, ne peut s’exercer que dans un certain cadre juridique – qui, à la fois, protège et contraint.

Longtemps, les militaires ne connurent que deux situations : la paix et la guerre. Les deux étaient régies par des règles juridiques différentes, car la guerre n’était pas un état de non-droit. Au jus ad bellum (le droit de faire la guerre) s’ajoutait le jus in bello (le droit durant la guerre). Désormais, les forces armées conduisent des opérations militaires dans des crises – sans que l’état de guerre ne soit proclamé, et, la plupart du temps, sous couvert du droit international. Le cadre juridique de leurs actions est devenu très complexe et celles-ci se déroulent sous le regard de sociétés civiles qui vivent pleinement en paix.

Deux affaires récentes témoignent de ses difficultés croissantes. Vient de s’ouvrir à Paris, devant la Cour d’assises, le procès de quatre militaires français accusés d’avoir assassiné un jeune bandit, Firmin Mahé, en Côte d’ivoire, au printemps 2005. L’adjudant-chef qui a étouffé ce jeune homme dans un sac plastique, alors même qu’il était prisonnier et blessé, ne conteste pas les faits. Il explique avoir agi sur ordre de son colonel, lui aussi au banc des accusés – ainsi que deux militaires du rang présents au moment des faits. Comme le sous-officier l’a lui-même expliqué devant le tribunal, on est passé de la « légalité » à la « légitimité » - comprenez : il fallait éliminer ce « coupeur de routes » qui terrorisait la région en y multipliant les exactions contre les civils ivoiriens. Les autorités locales et celles des Nations Unies étant défaillantes, « remplir le mission » de « protection des populations » consistait donc à commettre cet assassinat. « J’étais conscient que j’allais remplir une mission illégale », reconnait l’adjudant-chef.

Pourquoi l’a-t-il fait ? Parce que les ordres sont les ordres ? Parce que, à l’armée, on ne désobéit pas ? Trop simple ! Lui-même reconnait qu’il aurait très bien pu ne rien faire sans encourir de sanction, mais il était convaincu de la « légitimité » de son acte illégal… Beau débat de philosophie morale, sans doute, mais c’est de droit dont il s’agit. Or, le règlement de discipline générale des armées françaises fait obligation à tous les militaires de désobéir à un ordre « manifestement illégal ». Et il ne faut pas être agrégé de droit pénal pour constater que l’assassinat d’un prisonnier blessé vous met manifestement hors la loi… Après avoir beaucoup varié dans ses explications, le colonel des chasseurs alpins qui commandait alors ce bataillon de la Force Licorne, a finalement reconnu avoir donné cet ordre ou plus exactement l’avoir transmis, l’idée en revenant, selon lui, à son chef. Celui-ci, qui ne reconnait pas les faits, a bénéficié d’un non-lieu.

Dans cette affaire Mahé, les choses semblent claires. Cachées dans un premier temps, elles ont été portées à la connaissance de l’état-major par un officier qui ne voulait pas cautionner ces pratiques. Dans un souci de transparence, et comme le code pénal leur en fait obligation, les chefs militaires informés cinq mois après les faits, ont porté l’affaire devant la justice et, donc, l’opinion publique.

Nous sommes là dans le fonctionnement régulier d’un Etat de droit. Plus complexe est l’affaire d’Uzbine. En 2008, une patrouille française tombe dans une embuscade des talibans dans cette vallée afghane. Les combats font dix morts, côté français. Soudain, l’opinion publique prend conscience que l’armée française est engagée dans de vraies opérations de guerre et non plus seulement de « maintien de la paix » ou de « stabilisation ». C’est un choc.

Les familles des soldats tués ce jour-là vont se pourvoir en justice, estimant que la hiérarchie militaire a commis des erreurs ou des fautes qui ont abouties à la mort de leurs enfants. Une enquête judiciaire pour « homicides involontaires » a été ouverte, quatre ans après les faits et elle pourrait aboutir à un procès après d’éventuelles mises en examen de responsables militaires.

Cette affaire pose un grave problème pour les armées. Les responsables politiques en sont d’ailleurs convaincus et le président de la République François Hollande a exprimé sa volonté de les « protéger » contre une « judiciarisation excessive ».

L’un des points clés est celui de la notion de « mise en danger de la vie d’autrui ». Car, si dans le monde ordinaire de la vie civile, il s’agit effectivement de quelque chose de condamnable, qu’en est-il à la guerre ? Toute opération militaire effective n’est-elle pas une « mise en danger de la vie d’autrui » ? Quand un officier donne l’ordre de monter à l’assaut – et quelles que soient les précautions prises – il met en danger la vie de ses hommes. L’acceptation de cette idée est même le fondement de l’identité militaire. Appliquer des règles ordinaires et légitimes à des situations qui relèvent d’un autre ordre exprime sans doute l’incompréhension de nos sociétés pacifiées depuis plus d’un demi-siècle devant le phénomène de la guerre. C’est, assurément, un souci de bien-portant. Mais c’est un souci quand même.

 

L’opinion de l’auteur ne coïncide pas forcément avec la position de la rédaction.

(1)  Jean-Dominique Merchet « Défense européenne : la grande illusion » Larousse 2009.

* Jean-Dominique Merchet, journaliste spécialisé dans les affaires de Défense. Auteur du blog français le plus lu sur ces questions, créé en 2007. Ancien de l’Institut des hautes études de défense nationale. Auteur de nombreux ouvrages dont : « Mourir pour l’Afghanistan » (2008), « Défense européenne : la grande illusion » (2009), « Une histoire des forces spéciales » (2010), « La mort de Ben Laden » (2012).

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