Dix ans après l'attentat du Nord-Ost à Moscou

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Il y a dix ans, le soir du 23 octobre, Moscou était déserte et indifférente. Le policier de la rue Bolchie Kamenchtchiki, près de la Doubrovka, savait que le théâtre situé à proximité était un ancien palais de la culture soviétique, à l'emplacement d'une ancienne usine de roulements.

Il y a dix ans, le soir du 23 octobre, Moscou était déserte et indifférente. Le policier de la rue Bolchie Kamenchtchiki, près de la Doubrovka, savait que le théâtre situé à proximité était un ancien palais de la culture soviétique, à l'emplacement d'une ancienne usine de roulements. Quelque part par ici, sans trop savoir où exactement. Parfois même, en plaisantant, il demandait aux passants s'il n'était pas trop tard pour aller au théâtre.

Aucun coup de feu n'avait encore été tiré. La soirée ne faisait que commencer.

A cette époque, Moscou savait déjà comment s'effondrent les immeubles après une explosion, comment brûlent les passages piétons souterrains. Mais la capitale ignorait encore que, dans un sens opérationnel et tactique, Moscou ne se distinguait pas beaucoup de Boudennovsk, Kizliar,  Kaspiisk ou encore Vladikavkaz. 

La capitale étant l'épicentre d'un pays si immense, qu'une guerre en région semblait se passer de l'autre côté de la planète. Au Rwanda par exemple. Ce soir-là, la pièce  Nord-Ost approchait de l'entracte. Quelques minibus sont arrivés devant l'ancien palais de la culture soviétique et, quand des hommes cagoulés, armés de fusils d'assaut, sont montés sur scène, la salle a pensé qu'il s'agissait d'une mise en scène originale. Jusqu'aux premiers coups de feu.

Tout le monde n'a pas pu être sauvé

Ensuite, les trois jours et trois nuits du siège fusionneront dans les mémoires pour ne former qu'une seule opération spéciale. Et pour ceux qui marchaient inquiets sur la Doubrovka et écoutaient la radio, c'était une histoire vécue de l'intérieur. Plus de 900 personnes étaient assises au théâtre ce soir-là. Elles auraient pu aller chez des amis, rester à la maison devant la télévision ou se retrouver dans un autre théâtre. Comme tous les autres – leurs voisins, leurs collègues et leurs amis qui auraient pu se retrouver à leur place.

Personne ne s'est encore fait à l'idée qu'on puisse payer de sa propre vie pour une guerre quelque part dans un autre monde - car ce qui était troublant n'était pas encore terrifiant. L'atmosphère, toutefois, était déjà imprégnée de l'éventualité d'un assaut. Au fil de ces événements, ce qui ressemblait au départ à une folie se transformait peu à peu en une stratégie en cours de mise au point. Mais à cet instant, on ne se demandait pas encore pour quelle cause devaient mourir ceux qui étaient venus au théâtre avec leurs enfants. Comme par superstition.

Par la suite, tous les citoyens poseront cette question aux autorités. Plus exactement, ils demanderont pourquoi la composition du gaz envoyé dans le théâtre, qui s'est avéré mortel, était restée secrète à ceux qui avaient survécu mais pourraient se retrouver à la place de spectateur la prochaine fois. Pourquoi n'y avait-il pas d'antidote administré immédiatement sur place ni de médecins ? Pourquoi les médecins présents ignoraient comment soigner les personnes atteintes et même contre quoi leur venir en aide ?

Le gouvernement leur parlera d'une guerre impitoyable contre un mal mondial, du secret militaire, en citant l'exemple des Israéliens qui refusent carrément de négocier avec les terroristes en les éliminant, chose que la population israélienne comprend.

Bref, il répondra à une question qui ne lui a pas été posée – pourquoi et pour quelle cause les concitoyens doivent mourir en allant au théâtre ou en prenant le métro. Le 23 octobre 2002, cette question n'était pas encore pertinente. Trois jours plus tard, le 26 octobre, après l'assaut, il était trop tard et inutile de la poser. Seules les questions sur le gaz et les ambulances étaient sur toutes les lèvres.

C'est à cette époque qu'est apparue la triste phrase d'un journaliste moscovite : "Dommage que tout le monde n'a pas pu être sauvé mais merci que tous ne soient pas morts". Comme si elle expliquait quelque chose.  

Logique sans arithmétique

Partout les gens fonctionnent de la même façon, indépendamment de leur État et de l'ennemi qu'ils combattent. Tant que la guerre ne vient pas dans leurs théâtres, elle est considérée comme lointaine et étrangère et personne ne veut savoir comment meurent des spectateurs de l'autre côté de la ligne de front. Bien sûr, même une guerre aussi éloignée n'est pas  agréable à imaginer mais on peut toujours se réconforter avec l'idée que l'État sait probablement ce qu'il fait, qu'il n'irait pas faire la guerre sans raison – de la même façon qu'il ne jetterait pas en prison pour rien – et que, s'il existe des dommages collatéraux, c'est parce qu'ils sont inévitables.

C'est peut-être le cas en théorie : toute négociation encourage les terroristes, tout compromis atteint aujourd'hui signifie un nouvel attentat demain. En réalité, les schémas parfaits, dans la vie réelle, n'existent que comme couverture. En annonçant son refus de négocier, le gouvernement identifie sa position de négociation et, d'autre part, joue le rôle de psy auprès des concitoyens qui savent désormais que l'État réglera - ou presque - la situation.

Mais pour cela, les autorités doivent être conscientes qu'elles sont responsables de chacun de leurs pas devant les citoyens, aussi bien ceux qui pourraient mourir aujourd'hui que ceux qui pourraient mourir la prochaine fois. 

Sans cette responsabilité, toutes les allégations telles que "on ne négocie pas" paraissent fausses et dangereuses. Le caporal israélien Shalit, qui a passé plus de cinq ans en otage chez les terroristes palestiniens, a été libéré seulement grâce aux négociations qui, contrairement à ce qui sera écrit dans l'histoire, ont été menées par les Israéliens.

Surtout, ces derniers ont accepté de payer un prix exorbitant et de relâcher mille prisonniers palestiniens, dont 400 étaient condamnés pour avoir tué des Israéliens.

L'équation n'est pas des plus agréables mais le fait est que l'arithmétique n'a rien à voir lorsqu'il s'agit de sauver des condamnés. Il n'y a que ceux qui sont ici et maintenant, ceux qui ont le fusil et la grenade ou ceux qui sont en ligne de mire. "Quand tu dis : "Je ne négocie pas avec les terroristes" – tu limites, avant de commencer, ton inventaire d'outils pour régler la situation", a déclaré le spécialiste israélien en techniques de négociations, Moti Cristal.

Tuer l'ennemi   

La thèse de l'inadmissibilité des négociations avec les terroristes est très politisée.

Elle rassemble toutes les traditions, les principes et les convictions : éliminer l'ennemi est plus important que sauver ses hommes, cet objectif est sacré et, par conséquent, il libère de toute responsabilité.

Pour la première fois la population a remis en question cette approche après les événements du Nord-Ost, quand la guerre a frappé à sa porte. Leurs grands-pères n'en doutaient pas ni dans les années 1930, ni dans les années 1940 et leurs pères se passaient très bien de ce genre de doutes jusqu'aux années 1990. En 2002 seulement, ceux qui ont réussi à survivre et ceux qui veulent survivre demain ont posé la question à leur gouvernement. Peu satisfaits par la réponse, ils se sont adressés à la Cour européenne des droits de l'homme et ont même remporté une victoire partielle. La Cour de Strasbourg a décidé que le gaz, couplé à l'inefficacité de l'opération de sauvetage, était la principale cause de la mort des otages. Cependant, la décision de l'assaut n'enfreignait pas les droits des otages, estime la CEDH.

Et les forces spéciales avaient le droit d'utiliser le gaz, dont la composition reste toujours secrète et n'a pas été dévoilée à la Cour européenne…

On ignore toujours qui a donné les ordres qui ont conduit à de tels résultats. Une chose reste primordiale : tuer l'ennemi. Et personne ne posera la question hormis les spectateurs, et ce, de manière peu insistante de toute façon. Trois jours plus tard, les Russes semblaient déjà connaître la réponse : si cela se reproduit, tout le monde ne sera pas sauvé, seulement ceux qui ont de la chance.

Heureusement que tout le monde ne meurt pas. Deux ans après la tragédie du Nord-Ost, on assistera à la prise d'otages à l'école de Beslan.

L’opinion de l’auteur ne coïncide pas forcément avec la position de la rédaction

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