Point de vue de Mansouria Mokhefi sur le printemps arabe

© Photо: EPAPoint de vue de Mansouria Mokhefi sur le printemps arabe
Point de vue de Mansouria Mokhefi sur le printemps arabe - Sputnik Afrique
S'abonner
Les tensions qui ces derniers temps animent le monde arabe, le Proche-Orient, autrement dit, semblent aussi inquié


 

Les tensions qui ces derniers temps animent le monde arabe, le Proche-Orient, autrement dit, semblent aussi inquiétantes que dignes d’intérêt. Ce que l’on a désigné par « printemps arabe », nonobstant le côté poétique, voire léger de l’expression, ne dissimule-t-il pas, au fond, un hiver en suspens, une période latente qui, une fois arrivée au point de bifurcation révolu, pourrait tourner au chaos ? On le voit sur l’exemple de l’Irak, pays rasé, mis à néant, lui qui malgré ou peut-être justement en vertu d’un régime extrêmement ferme, fut prospère. On le voit sur l’exemple de la Lybie, dans laquelle les éveils saisonniers ont conduit à la guerre civile et au meurtre odieux de Mouammar Kadhafi. On le voit maintenant sur l’exemple de la Syrie, plongée dans un printemps sanguinaire … Et l’Egypte, donc, prise en charge par les Frères Musulmans ? Un printemps est toujours un réveil, un éveil. Mais un éveil à quoi ? Il suffit de se rappeler qui a inauguré l’allégorie et dans quel contexte ! L’auriez-vous oublié ? Si oui, c’était bel et bien Georges Bush, âme a priori plus sensible à la poésie qu’aux vies humaines, qu’à la misère des peuples dont il se fiche loyalement. Il s’agissait de son bref commentaire aux désordres irakiens. Malgré une culture générale pour le moins titubante, ce preux ex-Président a presque fait preuve d’imagination en comparant le printemps arabe au printemps des peuples européens débuté aux alentours de 1848 et ayant définitivement porté ses fruits dans les années 70 du XIX siècle. Or, soit par ignorance, soit par mauvaise foi – l’un n’empêche pas l’autre – M. Bush a passé outre à une nuance pourtant significative : toutes ces contestations antimonarchiques qui ont défini l’éveil d’une Europe en voie de déroyalisation, de décléricalisation et d’industrialisation accélérés ont en définitive conduit à l’unité interne des pays concernés. Le cas de l’Allemagne en est un exemple flagrant. Or, somme toute, l’ensemble des soulèvements locaux désignés par cette généralisation trompeuse qu’est le printemps arabe, loin d’avoir conduit à quelconque unité, a au contraire divisé les sociétés. Jamais au grand jamais de simples revendications sociales n’amèneront à des renversements égalant en barbarie la pendaison de Saddam Hussein ou l’assassinat indescriptible de Kadhafi.

Le cas actuel de la Syrie avec un Bachar el-Assad soutenu, il ne faut pas l’oublier, par une grande partie de la population, est loin de faire exception. Selon les experts, nous rapporte Le Réseau Voltaire (article de Ghaleb Kandil, La tendance en Syrie : Voilà pourquoi la Syrie de Bachar Al-Assad ne tombera pas), 20 % de l’opinion publique ayant nourri un sentiment de sympathie à l’égard de l’opposition sont en fin de compte revenus sur leur jugement dès lors qu’ils ont découvert le véritable visage des contestataires. La campagne de réinformation discrètement lancée par le pouvoir officiel s’avère à ce jour plus convaincante que la campagne de désinformation subrepticement entretenue de l’extérieur. Autrement, comment expliquer le fait qu’Al-Assad tienne encore le coup ? En outre, réaction à relever, nous apprenons que le patriarche d’Antioche pour l’Eglise syriaque, Ignace Youssef III Younan, a porté un regard assez mitigé sur les troubles syriens. Son intervention a eu lieu à Paris, le 19 mai 2011, c’est-à-dire quelque jours avant que Paris ne se prononce sur le sort ultérieur du gouvernement officiel syrien. Voici un extrait de sa réponse : « Il faut aussi regarder au fond des choses pour comprendre qu’une partie de la population vient prendre le pouvoir des mains d’une autre qui accapare soi-disant l’autorité (…). Certains disent que les Syriens pourront trouver leur voie dans la démocratie. Ce n’est pas clair. Un changement n’est pas toujours pour le mieux » (…). Je crois que le « soi-disant » lâché par le Saint-Père n’est pas à sous-estimer, prenant surtout en compte le fait que le point de vue est formulé par un haut dignitaire de l’Eglise qui a l’habitude de lénifier les réalités les plus dures et qui en plus s’expose d’emblée en se prononçant sur le sujet. Le scepticisme d’Ignace par rapport aux éventuels changements qui pourraient survenir en Syrie renforce le point de vue de Kandil … ou encore celui de Thierry Meyssan, témoin régulier des bouleversements syriens.

Avant-hier, j’ai eu l’heureuse occasion d’assister à une discussion entre Mme. Mansouria Mokhefi, responsable du programme Moyen-Orient – Maghreb à l’Institut français des relations internationales (IRFI), et des professeurs spécialistes du monde arabe de l’Institut d’études orientales de l’Académie des sciences de Moscou. Invitée par MGIMO (Institut d’Etat des relations internationales) dans le cadre du programme de partenariat MGIMO-IRFI, Mme Mokhefi a partagé sa vision de la politique internationale dans le contexte de la problématique arabe et, plus particulièrement, du conflit syrien, à l’ordre du jour. Je l’ai interviewée en tête-à-tête à la fin de son intervention en chaire d’études proche-orientales.

La VDLR. Pensez-vous que la Russie ait eu raison d’imposer son veto sur la résolution de l’ONU par rapport à la problématique syrienne ?

Mansouria Mokhefi. On ne peut pas parler d’avoir raison ou pas raison, on peut juste constater que, faute d’entente dans ce Conseil de sécurité, la situation n’a pas pu se développer selon la manière envisagée par les pays occidentaux. Je peux donc faire ce constat mais en aucun cas décerner des « bravo » ou regrets.

La VDLR. Croyez-vous que, à la lumière des derniers évènements, une guerre ou, en tout cas, un conflit entre la Turquie et la Syrie, soit possible ?

Mansouria Mokhefi. Je constate que nous sommes déjà dans un conflit. Ce n’est guère un fait à venir. Des confrontations quotidiennes – il y a eu déjà quand même quelques incidents graves, un avion a été abattu, des obus sont tirés quotidiennement, il y a eu des victimes civiles dans les villages de l’autre côté de la frontière en Turquie et nous avons en ce moment une riposte quotidienne de la Turquie. Moi j’appelle ça un conflit ! Il faut maintenant regarder de très près et voir si, effectivement, comme les dirigeants turcs l’ont dit, ils ne veulent pas que leur pays soit plus impliqué dans une espèce de déflagration ! Ils l’ont dit, mais n’empêche qu’ils ont déjà consulté l’OTAN pour voir si en cas de détérioration, ou d’aggravation, ou d’escalade, ils pourraient recourir à l’Article 5 de la Charte. Il faut bien relever que l’OTAN, les puissances occidentales ne sont pas en train de partir la tête la première comme ils sont partis de cette aventure libyenne. On est plus dans la réflexion, dans l’attente, dans la réalisation, parce que les enjeux sont bien plus graves et la situation, bien plus compliquée. Cela dit, est-ce que les occidentaux vont ou ont déjà renoncé à toute intervention faute de moyens et faute d’autorisation du Conseil de sécurité, la situation en Turquie nous le dira clairement … ( ?)

La VDLR.Quel avenir prévoir pour l’Iran ? Pourrait-il encourir le même sort que … dieu l’en préserve … par exemple, l’Irak ? Faut-il accorder quelque crédit aux menaces israéliennes ?

Mansouria Mokhefi. Comme vous l’avez dit, que dieu l’en préserve … Je ne pense pas que l’Iran soit dans une ligne de mire quelconque pour être détruit … parce que vous avez cité le cas de l’Irak et nous parlons bien d’un pays détruit. Vous me demandez si les iraniens prennent au sérieux, ou considèrent, ou évaluent à juste titre les menaces israéliennes : que oui, que oui ! Ca ne change rien à leur détermination, à ce qu’ils considèrent comme étant leur droit fondamental et, apparemment, ils sont en train de poursuivre dans cette voie. L’Iran ne peut pas être détruit. Personne ne peut envisager de l’envahir et de la briser. La Russie ne le tolérerait pas. D’autres pays que musulmans ne le voudraient pas … bien sûr ils souhaitent que l’Iran soit le plus affaibli possible et que les chiites ne soient plus un enjeu dans le contexte de la sunisation du monde arabe, mais ce n’est pas jusqu’à vouloir la destruction du pays. En général, je dirais plutôt qu’on espère un changement de régime, même les israéliens espèrent ça, et on essaye plutôt par covered action, par en-dessous de voir comment on pourrait faciliter ce changement de régime. Mais renversements, invasions, destructions … ce n’est pas du tout dans les radars d’aujourd’hui et puis surtout, ce qui est dans le radar aujourd’hui, c’est que si les israéliens décidaient – on ne sait pas ce qui pourrait les prendre – d’aller bombarder, les représailles iraniennes seraient considérables. Les Israéliens le savent bien et c’est pour cela d’ailleurs que Netanyahou a lancé toute une campagne pour mieux expliquer sa position puisque, apparemment, il a un peu pédalé en arrière : « nous n’allons pas y aller tout de suite, on va laisser voir, toutes les options sont sur la table, l’option militaire restant la dernière ».

La VDLR. Comment expliqueriez-vous la progression d’un islam relativement fondamental dans les pays où l’OTAN est intervenue ? Ce nouveau modèle de l’islam, est-il, selon vous, un modèle transitoire, réactionnel, ou un retour définitif aux sources ?

Mansouria Mokhefi. D’abord, il n’y a pas « des » pays dans lesquels l’OTAN est intervenue, il n’y en a qu’un : la Libye. Par ailleurs, en cela vous avez tout à fait raison, c’est en Libye que l’on voit l’émergence d’une vraie radicalisation et on est de ce fait très surpris par la tournure des évènements. Pour rappeler brièvement : on a voulu enlever du pouvoir un dictateur qui était lui-même musulman pour ouvrir la société vers un certain libéralisme, vers la démocratie et qu’est-ce qu’on a aujourd’hui sur le terrain ? On a des milices islamistes-salafistes, donc radicales, qui contrôlent différents points du pays. On a un gouvernement qui certes n’est pas islamiste, parce que les islamistes n’ont pas remporté les élections législatives, mais néanmoins un gouvernement qui n’a aucun pouvoir, aucun contrôle. Et même là, on vient de le voir, ils se sont engagés à démanteler les milices après l’attaque contre le consulat américain qui a fait quatre morts, mais ils n’en ont ni le moyen, ni le pouvoir … Donc, en fait, votre question est fondamentale. Comment y répondre ? La répression de certains régimes que le monde arabe a connus depuis l’indépendance des régimes qui se prétendaient laïcs – même si l’islam était toujours reconnu comme la religion d’état, je pense à l’Algérie, à la Libye … - et qui ont épousé, qui ont mis en place des idéologies d’importation, chacun à sa manière, l’atlantisme ici, le socialisme pro-occidental d’un côté, le socialisme pro-URSS de l’autre, ça a provoqué des crises d’identité telles qu’apparemment, pour certains groupes de ces populations, ces crises d’identité ne trouvent une réponse que dans l’islam. L’islam qui est la religion majoritaire de ces pays, l’islam qui ne fait aucune différence entre le temporel et le spirituel, l’islam qui offre un mode de vie, une culture, une identité et un mode de gouvernement. Aujourd’hui, nous sommes plutôt dans cette configuration. Autrement dit, ça pourrait être la véritable indépendance choisie par les peuples arabes cinquante ans après les indépendances qui les ont sorties du colonialisme mais qui les ont précipités dans des idéologies qui n’ont jamais véritablement pris. Et celle-ci – l’islam étant une idéologie, un courant philosophique, un mode de vie, une culture – transcende toutes les époques historiques et elle court tout le long depuis l’invasion des arabes.

Cette intervention de Mme Mokhefi prouve une fois de plus une vérité aussi générale qu’incontestable : l’OTAN n’a rien à faire en Syrie dans la mesure où il est question d’un pays musulman en train de traverser une période transitoire de réaffirmation de soi, de redécouverte identitaire, dans la mesure où l’Occident est fort de sa propre conception du pouvoir qui ne puit être celle d’une autre culture, d’une autre civilisation. Les pays musulmans ne se cherchent naturellement pas noise, car les conflits fratricides ont toujours cela de particulier qu’ils sont déclenchés de l’extérieur. Ainsi, l’onde explosive qui en ce moment secoue le Proche-Orient n’est nullement intrinsèque aux séismes passagers intra-musulmans, elle part de l’extérieur pour rejoindre les sombres intérêts d’une certaine élite occidentale qui ne juge même plus bon de masquer ses mobiles. Puisse Bachar résister jusqu’au bout, puisse l’Iran se montrer suffisamment convaincant pour que les menaces israéliennes ne restent que ce qu’elles sont pour l’heure … des menaces verbales. J’ose partager ici l’optimisme de Mme. Mokhefi.

Fil d’actu
0
Pour participer aux discussions, identifiez-vous ou créez-vous un compte
loader
Chat
Заголовок открываемого материала