Les accordailles de l’Eglise orthodoxe russe et du pouvoir, sont-elles réellement au programme de ces années ? C’est en tout cas une thèse qui revient souvent dans la presse russe, indiquant le mécontentement d’une certaine partie de la population – partie intellectuelle, surtout – anxieuse non sans raison, mais, en même temps, peut être un peu trop prompte à se mettre dans tous ses états. Je m’explique. Parlant de cléricalisation ambiante du pouvoir et de politisation de l’Eglise, nos intellectuels oublient de préciser, primo, ce que veut dire l’adjectif clérical, secundo, de définir dans son contexte le rôle de l’Eglise dans la société, sachant que toute politique influe sur les courants sociaux. Le dernier article sur le sujet, éloquemment intitulé « La politique en turbans et soutanes » et paru dans la très célèbre gazeta.ru, dénonce, avec beaucoup de tact faut-il dire, l’étrange initiative de Vladimir Legoyda, président du département de l’information de l’Eglise orthodoxe russe, visant à autoriser aux membres du clergé (moines exclus) leur mise en ballotage. Concrètement, un prêtre pourra se faire élire comme député ou comme maire mais, et ce mais est de tout poids, à la seule et unique condition que le parti au pouvoir s’oppose de quelque façon que ce soit à l’exercice de la foi. En d’autres termes, la politisation du clergé ne serait envisageable qu’en cas de menace officielle dirigée contre les intérêts de l’Eglise. Ce fait exposé, inutile d’être un intello en herbe féru de logique pour en conclure à l’inutilité flagrante du projet leygodiste : jamais un député ou un maire n’a eu d’influence fondamentale sur la politique officiellement de vigueur dans tel ou tel pays. Surtout pas les ecclésiastiques, d’ailleurs, dont le point de vue est toujours pris en compte en dernier lieu. Même avant la Révolution d’Octobre, lorsque l’Eglise occupait une place d’honneur incontestable et que 11 % des places de la Quatrième Douma appartenaient au clergé, ce dernier y était plus à des fins formelles, son efficacité pratique laissant plus que dubitatif. Je me demande donc quelles étaient les arrière-pensées de Legoyda lorsqu’il énonçait des propositions aussi peu conformes au bon sens. Autre aspect du problème : entre la volonté du Patriarcat et celle du peuple, il y a, comme le démontrent les statistiques, un certain gouffre… peu surmontable, n’en déplaise aux gens de convictions que sont certains orthodoxes. Il se trouve ainsi que seuls 17 % des interrogés souhaitent que l’Eglise prennent part aux affaires d’Etat, contre 31% tenant à ce qu’elle ne s’occupe que de ses oignons (un brin grossier, mais ça veut dire ce que ça veut dire) et 44 %, enfin, qui aspirent à une certaine participation de l’Eglise à la vie spirituelle de la société, à son épanouissement moral. Ce départage que je ne qualifierais pas même de classement a l’immense désavantage de s’appuyer sur des définitions hésitantes qui invalident les résultats du sondage. En effet, les affaires (« les oignons ») de l’Eglise recoupent ceux de la société, la réciproque étant non moins vrai. De même est-il tout aussi évident que toute politique, de la plus laxiste à la plus totalitaire, exerce un impact grandissime sur la vie de la société et donc, une fois de plus, recoupe les intérêts du clergé. Ces observations, si elles sont prises en compte, devraient amener à la révision des définitions données aux notions de société, d’Eglise, d’Etat à l’intérieur du champ synergétique qui les englobent et dans lequel elles exercent leur interaction. Néanmoins, si une chose est certaine qui ressort nettement des résultats obtenus, c’est bel et bien le degré de non-cléricalisation de la société, fait entrant partiellement en contradiction avec les anxiétés d’une certaine presse russe, reprise, en toute fidélité, par une certaine presse française.
Mais il y a un autre volet. Sans vouloir m’affubler d’une partialité trahissant en moi quelque attachement que ce soit au christianisme (bien que cela soit le cas), je constaterais au passage que toute organisation, surtout une organisation de l’acabit de l’Eglise orthodoxe russe, tend à prendre le pouvoir ou du moins à se faire entendre par d’éventuels sympathisants. Ce n’est guère une tare, guère une faiblesse, mais un penchant qui lui est inhérent. Le fait que Vladimir Poutine lui donne cette possibilité, mettant en relief son propre pouvoir, n’a rien d’étonnant et n’a pas à être criminalisé outre mesure.
En somme, dédramatisons ! Au stade où nous en sommes, au stade où la société barbotte encore dans des contradictions héritées des années louches, des années 90 et qu’elle se sent prise au lasso de certaines importations éthiques occidentales, il faudrait peut-être apprendre à voir dans le duo Eglise-Etat une sorte de thérapie de choc. Ce terme, emprunté à l’économie mais tellement de mise dans le cas présent, montre bien que tout pouvoir en soutane n’est qu’un phénomène temporaire, destiné à serrer un peu les lanières pour réorienter les masses. Je dis bien un peu, les exagérations conduisant bien sûr à l’effet contraire. Pour l’heure, si les thèses absurdes de Legoyda émeuvent plus qu’elles ne mettent en rage en démangeant les neurones, j’ai bien peur que l’émotion ne cède la place à la colère… puis à la révolte.
Tout est question d’équilibre. Reprocher à l’Etat de se cléricaliser est au fond un non-sens dans la mesure où, comme le faisait si justement remarquer Clémenceau, « Nous n’échappons à l’Eglise que pour tomber dans les bras de l’Etat ». La République, s’appliquait-il à décrypter son message, n’est nullement à l’abri de sa propre cléricalisation car elle « peut devenir sa propre idole et se sacraliser d’une façon subreptice ». Partant de là, remplaçant le terme République par celui de Fédération, n’importe, on voit bien que la sacralisation du pouvoir, poutiniste en l’occurrence, ne tient que très peu à une mise en exergue de l’exclusivité de l’Eglise. Bien plus, la Russie Unie n’a pas besoin de l’Eglise pour se forger un statut particulier si un jour l’envie lui en prend. A côté de cela, exploitant l’exemple français, on ne saurait sous-estimer ou, du moins, nier l’omnipotente présence de la gauche archi-cléricalisée par l’intermédiaire de la trinité démocratique. Cette autosacralisation es déjà manifeste, gênante, voire délétère, à en juger par le recopiage obstiné des livres d’histoire scolaires et du jeu sur les notions systématiquement opéré du haut des tribunes présidentielles. Inutile de se déguiser en soutane ou en turban pour duper les sociétés confiantes. Et tout de même, l’Eglise devrait rester prudente, plus que ne l’est n’importe quel parti politique. On lui en demande plus, car elle est de tout temps, de toute éternité.
Ferdinand Buisson, auteur du fameux Dictionnaire de Pédagogie et d’Instruction primaire, s’adressait à Kant dans l’analyse fort pertinente qu’il donnait des déviations du cléricalisme militant d’Eglise. Vous épargnant des citations aussi longues que tortueuses, j’en tirerai juste la simple conclusion que ce n’est pas l’Etat, à la longue, qui perdra en se cléricalisant, mais encore une fois l’Eglise… l’histoire en est le témoin privilégié. Je me souviens de cette réflexion extraite de Lettre à un Otage d’Antoine de Saint-Exupéry, elle illustre on ne peut mieux la position ambivalente dans laquelle se trouve aujourd’hui l’Eglise orthodoxe russe : « La chaisière de la cathédrale, à se préoccuper trop âprement de la location de ses chaises, risque d’oublier qu’elle sert un Dieu ». Une chaisière, admettons-le, doit avoir les pieds sur terre. De même doit-elle savoir compter. Mais, et cette concession est cruciale, le sens du pratique ne doit en aucun cas devancer celui du sacré. L’autosacralisation du clergé mise en œuvre par le biais de son accession au pouvoir, d’une façon paradoxale, conduit droit à sa désacralisation définitive. Le cléricalisme, partant de là, n’est-il pas à concevoir comme une arme à double tranchant ? Arme qui arme à ses débuts, puis désarme quand il y a abus. /L