Même l'ennemi le plus désespéré du président Mikhaïl Saakachvili ne pouvait s'imaginer, avant ce matin, que ce dernier annoncerait qu'il faisait désormais partie de l'opposition.
"A mes yeux, les opinions de la coalition Rêve géorgien sont fondamentalement inacceptables. Il existe une immense différence entre nous et leur vision est complètement erronée. Mais la démocratie fonctionne de telle sorte que les décisions sont prises par la majorité du peuple géorgien. Nous respectons ce choix", a déclaré le président. Les klaxons ont retenti toute la nuit dans la rue.
Mais dès mardi en début d'après-midi, plus rien à Tbilissi ne rappelait l'exaltation de la veille.
En effet, Tbilissi a fêté la victoire de l'opposition sur le président Saakachvili comme si la ville s'était libérée d'un siège de plusieurs années - ou comme si le club de football Dynamo Tbilissi avait remporté la Ligue des Champions.
A une heure de la fermeture des bureaux de vote, les partisans de l'opposition ont commencé à se rassembler sur la place de la Liberté, au centre de la capitale, en attendant les résultats des sondages à la sortie des urnes. Au départ, ils n'étaient que quelques milliers mais, après un rassemblement triomphal d'une heure, les gens ont commencé à se disperser avec un air satisfait.
Ce n'était qu'un début. Un avant-goût des festivités nocturnes, auxquelles toute la capitale semblait participer. Les voitures qui klaxonnaient auraient pu réveiller toute la ville, si celle-ci n'accueillait pas, par ailleurs, des cavalcades interminables sur les trottoirs. Tbilissi semblait célébrer ce dont rêvaient des générations de Géorgiens et enfin, le miracle s'est produit – le jour de la saint Bidzina, lundi 1er octobre.
Et à en juger par les sourires heureux qui s'affichaient partout, peu pensaient qu'en réalité, Bidzina Ivanichvili pouvait encore à cet instant ne rien gagner.
"Nous avons perdu, mais nous avons gagné !"
Les proches du gouvernement ont reconnu, avant les élections, que le scandale autour de la prison de Gldani lui avait fait perdre une partie des voix. Ils affirmaient pourtant que ce coup dur n'affecterait pas la victoire. C'est la raison pour laquelle les sceptiques, qui connaissent les mœurs des autorités géorgiennes, étaient prêts à tout.
Même certains opposants, dans les discussions de couloir, reconnaissaient que dans les conditions actuelles et avec ce modèle politique, le gouvernement devait forcément gagner : 25% des loyalistes endurcis voteraient pour le gouvernement quelles que soient les circonstances, 10% seraient assurés par la ressource administrative, même modérée et - comme l'affirment les gens bien informés – il serait encore possible de gagner 10% des voix en trichant lors du vote ou du dépouillement des bulletins. Au total, près de 45% des voix semblaient garanties pour le gouvernement.
Pour cette raison, le communiqué dévoilant que les quatre sondages à la sortie des urnes annonçaient une victoire de l'opposition a surpris tout le monde. Tous, sauf ceux qui ne souriaient pas aux discours de Bidzina Ivanichvili qui expliquait ce qu'il ferait en tant que premier ministre.
Le président Saakachvili a reçu les conclusions des experts avec un calme surprenant. Comme s'il s'y était préparé ou croyait que la défaite sur les listes de parti, qui permettent d'élire la moitié du parlement, pouvait être compensée dans les circonscriptions uninominales.
En perdant la course avec toute l'ardeur propre à son leader, le Mouvement national uni au pouvoir aurait dû se lancer dans une lutte désespérée pour la victoire dans 53 districts sur 73. C'est en tout cas ce qui avait été annoncé par le parti en la personne de sa porte-parole Tchiora Taktakichvili, dès la fermeture des bureaux de vote. Comme elle l'a déclaré, le parti au pouvoir conserverait ainsi la majorité au parlement.
Il ne s'agissait ni d'un miracle ni d'une volonté de fer de gagner. Les 10 ou même 12% des voix perdues pour les listes de parti ne représentent que 7 ou 8 députés - or les députés à mandat unique sont 73. Par ailleurs, toute la Géorgie, même l'opposition, s'est depuis longtemps faite à l'idée qu'il est pratiquement impossible de vaincre le gouvernement au scrutin majoritaire. Et certains opposants disaient même qu'Ivanichvili avancerait délibérément, dans certains districts, des candidatures perdantes.
L'idée, qualifiée par les plaisantins de "Nous avons perdu mais nous avons gagné !" après que Saakachvili a reconnu sa défaite et la volonté de "se refaire", paraissait logique et tout à fait concevable. La question de savoir pourquoi, en votant pour l'opposition sur les listes, le pays devait voter solidairement pour les députés à mandat unique du gouvernement, était considérée comme naïve.
Certains habitants de Tbilissi qui se sentaient étrangers à la fête nocturne observaient la foule avec une arrogance narquoise mêlée de crainte : et si ces gens heureux découvraient trop tôt toute l'intrigue et transformaient le triomphe en une débauche malsaine ?
Mardi matin, la Géorgie s'est réveillée comme elle le fait depuis des décennies après un week-end bien arrosé. Rien ne rappelait l'exaltation de la veille. Les analystes suivaient attentivement les informations de la Commission électorale centrale (CEC) et attendaient le renversement de la tendance sous la forme d'une réduction de l'écart sur les listes de parti et, surtout, d'une succession de victoires des députés progouvernementaux à mandat unique.
Mais aucun renversement n'a suivi. Le président Mikhaïl Saakachvili est alors apparu sur les écrans.
Le syndrome du canard blessé
Où sont passés les pourcentages qui rendaient la victoire du gouvernement inévitable ? Artchil Gueguechidze, politologue géorgien, estime que chaque élément du succès traditionnel était déficient pour cette élection.
Les loyalistes, même les plus convaincus, étaient confus suite au scandale pénitencier.
A tel point que la ressource administrative travaillait pratiquement dans le vide.
Et la possibilité de tricher avec les urnes ou les protocoles a été empêchée, cette fois, par un nombre sans précédent d'observateurs – près de 60 000 Géorgiens et 1 600 Européens.
Le compte était suffisant et les autorités géorgiennes ont été contraintes de faire ce que tout gouvernement postsoviétique estime impossible – perdre les élections. Contraintes, aussi, de passer du côté de l'opposition. Sans révolution, sans insurrection, sans un rassemblement de plusieurs mois…
Malgré tout, même avant ce fameux scandale qui a fait du tort au parti au pouvoir, le gouvernement géorgien agissait sans l'étincelle habituelle, sans l'enthousiasme avec lequel il abordait tout, y compris les initiatives discutables.
Évidemment, cette défaite est un échec personnel pour le président Saakachvili.
Mais il ne s'agissait pas de ça. Aussi difficile qu'il soit de l'imaginer, même pour Saakachvili, il est temps de se transformer en canard boiteux. Et même "blessé", comme on aime en plaisanter après les législatives.
Lorsque Saakachvili s'adressait mardi à la population, tout n'était pas définitivement perdu du point de vue arithmétique. Une heure avant son discours, on aurait même pu croire que le renversement de la situation était retardé. Le gouvernement a choisi une autre tactique, dont il avait déjà parlé sans grande joie : en fin de compte, pourquoi pas, effectivement, un parlement plus ou moins concurrentiel.
Il n'était pas tant question de démocratie que de l'accaparement féroce des mandats uniques, qui adhèrent généralement à la majorité selon la tradition parlementaire postsoviétique. Après tout, certains sondages à la sortie des urnes prédisaient un score nul de 33 contre 33.
Cela n'a pas fonctionné non plus. Et peu importe si le gouvernement a compris que sa mise avait été contrée par l'histoire de la prison de Gldani et la présence d'observateurs, ou s'il a simplement été impossible de trouver un terrain d'entente avec Ivanichvili. L'importance est qu'il ne se soit pas battu et la population pouvait être surprise de voir Saakachvili aussi éteint.
Un homme pour l'opposition
L'attitude des collaborateurs fidèles du président est un signe illustrant clairement que le canard boite. A la veille des législatives, l'un d'eux, présent aux côtés de Saakachvili pendant toutes ces années de succès ininterrompu, parlait de lui comme d'une figure, historique mais qui, du moins, n'avait plus rien à voir avec le jour présent ou l'avenir. Il s'est même étonné de mon intérêt pour cette question, comme un homme pour qui le sujet ne vaut même plus la peine d'une discussion chez les personnes instruites.
Pour sa part, le gouvernement géorgien refusait obstinément de répondre à la question de savoir comment Saakachvili resterait dans la politique après son départ du poste présidentiel - comme s'il n'avait pas la réponse. Le modèle russe de passage du président au poste de premier ministre ne convient pas. Après tout, la Géorgie, un pays qui respecte les conventions occidentales, ne peut pas se le permettre. Surtout, outre Saakachvili, d'autres membres du gouvernement veulent depuis longtemps reprendre le drapeau dans ses mains affaiblies. D'autant plus aujourd'hui.
Si tel était le cas, alors pourquoi se battre jusqu'à la mort pour obtenir la majorité parlementaire si le prix à payer pour conserver le pouvoir dépasse clairement tous ses avantages ? D'autant qu'il sera plus simple de s'entendre avec Ivanichvili, comme beaucoup semblent le penser.
Il s'est avéré que cette continuation démocratique, même avec des pertes, pouvait être plus prometteuse et bénéfique que la lutte habituelle pour les protocoles de vote dans une circonscription uninominale - même dans un village de montagne très reculé.
Aujourd'hui, les sceptiques les plus désespérés semblent être gênés par leur propre joie, qu'ils ne s'attendaient pas à éprouver.
Et personne ne se fait vraiment d'illusions concernant Bidzina Ivanichvili : les Géorgiens ne savent rien de lui. Personne non plus n'a l'intention de jurer que, dans quelques années, il sera renversé pendant un rassemblement ou perdra les élections. Enfin personne, même parmi ses collaborateurs, n'a l'intention d'affirmer qu'il a vaincu Saakachvili pour le triomphe de la démocratie.
Le parlement ne sera simplement plus monopartite et c'est déjà une bonne chose. Même si Saakachvili a encore un an de présidence devant lui et que cette année sera très probablement tumultueuse, car ses yeux ne s'éteignent jamais pour longtemps. Il n'a plus l'habitude de faire partie de l'opposition et certains rappellent même que théoriquement, dans six mois, Saakachvili pourrait dissoudre ce nouveau parlement.
Artchil Gueguechidze, qui ne fait certainement pas partie de ses partisans, estimerait bénéfique que Saakachvili quitte le poste présidentiel pour
Simplement parce qu'il ne laissera certainement personne d'autre faire ce qu'il a si longtemps fait lui-même.
L’opinion de l’auteur ne coïncide pas forcément avec la position de la rédaction