« Le passé n’est pas passé. Il parcourt Borodino »

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« Le passé n’est pas passé. Il parcourt Borodino » - Sputnik Afrique
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Qu’on la baptise de bataille de la Moskova ou de Borodino, comme il est de coutume de le faire en Russie, le sens n’encourt nul changement : la tragédie est là, toujours présente au bout de deux cent ans, tragédie mettant en scène deux nations jusqu’alors sœurs mais que le dessein expansionniste d’une certaine élite inconsciente a conduit à croiser les armes.

La valeur polémologique de Borodino, bataille ainsi appelée en référence à la rivière qui coule non loin du champ d’honneur, a été largement problématisée par bon nombre d’historiens, par Léon Tolstoï lui-même qui s’est presque éternisé sur la description de cet affrontement sanglant dans son célèbre « Guerre et Paix », par nos deux nations respectives, car, cela va de soi, chacun rêve à sa façon aux lauriers de la victoire. S’agissait-il d’une victoire stratégique russe comme s’est appliqué à le démontrer Tolstoï ? Oui, si l’on tient compte d’une inversion du rapport de force favorable aux armées de Koutouzov qui lui-même évoquait une victoire latente. Oui, si l’on tient pour acquise la désobéissance dont ont fait montre les batteries françaises n’atteignant ainsi pas les objectifs initialement fixés. Oui, si l’on voit dans cette quasi-victoire ou victoire à court terme l’aboutissement d’un effort surhumain de plus de sept heures. C’est une armée surmenée qui est par la suite entrée dans un immense brasier … en lieu et place d’une ville splendide. Il suffit par ailleurs de relire ses classiques, cette fois français, pour se figurer à quel point les émotions subies par les troupes napoléoniennes étaient à la limite du désespoir le plus total : c’est Goguelat, ex-fantassin de Napoléon, qui témoigne dans le « Médecin de campagne » balzacien. Accroupi dans une grange, il se souvient des moments les plus violents de la bataille, abreuvant les murs des images les plus frappantes. Il faudra attendre près de 200 ans pour que les mémoires se ravivent, que toutes ces images dispersées percent enfin à travers les neiges d’antan, qu’en Russie, tout comme en France, les spectres de la Moskova reviennent au grand galop. C’est ainsi que ce sept septembre, Poutine a célébré à Borodino la bataille mythique qui a eu lieu le même jour, il y a exactement deux cent ans de là. Des milliers de fantassins et de cavaliers ont reconstitué le paysage militaire du sept septembre 1812. C’est ainsi qu’à l’occasion des Journées du Patrimoine qui ont eu lieu le week-end dernier, la représentation russe en France offre une exposition sur la Campagne de Russie et la bataille de la Moskova. Signalons que l’évènement se tient dans la résidence de l’ambassadeur de Russie en France, c’est-à-dire dans l’Hôtel particulier d’Estrée. Dimitri de Kochko, notre correspondant en France, Président de l’Association France-Oural, a posé quelques questions à M. Orlov, ambassadeur de Russie en France. Ci-dessous, quelques fragments particulièrement représentatifs de l’interview qui lui a été aimablement accordée.

La Voix de la Russie (Dimitri de Kochko, Président de l’Association France-Oural) : M. Orlov, comment est-ce que la bataille de Borodino est perçue en France, notamment l’exposition qui se tient en sa mémoire et qui renvoie, en fin de compte, à la victoire russe ?

M. Alexandre Orlov (Ambassadeur de Russie en France) : Tout d’abord, nous constatons un intérêt accru pour l’exposition. Cet intérêt est sans doute entretenu par différents sites porteurs de renseignements exhaustifs sur le sujet. J’ai moi-même publié sur mon twitter toutes les infos relatives à l’évènement. Je crois donc que l’intérêt ressenti par le public est tout à fait justifié, cela d’autant plus qu’il s’agit d’une expo unique en son genre. A ce titre, je tiens à remercier le musée de l’histoire de Moscou qui nous a octroyé une partie fascinante de sa collection. Un grand merci également à certains collectionneurs, qu’ils soient établis en France ou en dehors de ses frontières, qui ont eu l’extrême amabilité de nous octroyer des objets jusque là inaccessibles aux yeux du grand public, objets tels que la longue vue de Napoléon avec laquelle il regardait brûler Moscou des hauteurs à l’ouest de la ville, la selle de l’ataman Platov qui semait l’horreur la plus vive dans les rangs français, l’anneau du tsar Alexandre III renfermant, telle un écrin, un peu de terre de Borodino. Autant d’objets uniques, imbus d’histoire, qui jusqu’à présent n’ont jamais été exposés. Et j’aimerais vraiment que les français qui viendront visiter l’exposition éprouvent un intérêt plus profond pour l’histoire russe que celui qu’ils avaient éprouvé jusque là, car il s’agit de notre histoire à nous, une histoire commune. Les relations franco-russes ne pourraient se construire d’une façon adéquate que dans le cadre d’une connaissance réciproque parfaite de ce qui constitue notre histoire. Le respect est le gage d’une meilleure rencontre interculturelle.

La Voix de la Russie. M. Orlov, à quoi est consacrée cette exposition sur Borodino, ici, à Paris ?

M. Alexandre Orlov : Non, c’est une exposition qui n’est pas consacrée uniquement à la bataille de Borodino, mais à la Campagne de Napoléon en Russie en 1812. Bien sûr, le point culminant de cette bataille, c’était Borodino. Je crois que l’idée est venue tout à fait naturellement … Le bicentenaire de cet évènement a attiré l’attention non seulement en Russie, mais aussi en France. En témoigne le grand nombre de livres qui sont parus cette année à Paris, à Moscou, sur cette aventure, cette tragédie en même temps. Et c’est aussi pour nous, je crois, une occasion de nous pencher ensemble sur notre histoire, sur l’histoire de l’Europe, tirer quelques leçons pour l’avenir.

La Voix de la Russie. Comment est-ce que vous, ambassadeur de Russie, vous vous trouvez par rapport à vos interlocuteurs français pour parler de ce qui est une tragédie commune, certes, mais qui est quand même une défaite française ?

M. Alexandre Orlov : Oui, je suis un petit peu étonné par une certaine crispation de mes amis, de mes collègues français quand on aborde les évènements de 1812. Je crois pourtant que ceci appartient à l’histoire, à notre histoire commune. C’est un évènement dont nous pouvons être fiers sur le plan du génie militaire, du moral du peuple russe pour qui cette guerre a été un moment important pour la cristallisation de l’identité nationale. Et en même temps … je crois que c’est un paradoxe historique … mais quand on analyse notre histoire, cette guerre a plutôt rapproché nos deux peuples que séparé !

La Voix de la Russie : Effectivement , il n’y a pas de rancune du côté des russes contre les français. Or, il pourrait y en avoir … Comment l’expliquez-vous ?

M. Alexandre Orlov. Je crois que c’est lié au sentiment d’amitié, voire d’amour qui a toujours existé entre les deux peuples. Un sentiment d’admiration très profond. Ceci, à mon avis, remonte au XVIII ème siècle, à l’époque d’Elizaveta Petrovna. Même avant, Catherine II de Russie avait introduit le français dans toutes les familles nobles de l’Empire ! … Maintenant, il faut constater que les querelles arrivent même au sein des familles, querelles parfois épouvantables ! La guerre contre Napoléon n’a pas influé sur ce sentiment d’affection historiquement enraciné entre les deux peuples. Et donc, si aujourd’hui vous demandez aux russes qui sont pour eux les français les plus connus, le nom de Napoléon revient souvent en premier lieu …

Ces propos de M. Orlov, ambassadeur de Russie en France, recueillis par notre correspondant et Président de l’association France-Oural, M. de Kochko, témoignent d’une réalité indéniable : qu’il s’agisse, comme on tient à le prétendre, d’une guerre chevaleresque, qu’il s’agisse, pour les français, d’une victoire à la Pyrrhus, pour les russes, d’une victoire stratégique ou latente, il n’en demeure pas moins que toutes ces expressions imagées ont pour fin primordiale de masquer une tragédie d’autant plus désagréable qu’elle a véritablement frappé deux peuples unis dans leur histoire. Je donne raison à M. Orlov lorsqu’il évoque l’allégorie de la querelle familiale tout en espérant, mue d’un optimisme intarissable, que cette vision en effet affectueuse devienne un jour celle des français, par trop « crispés », par trop rancuniers, allergiques à l’excès aux moindres preuves d’objectivité. /L

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