Ménage à trois

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Jean-Dominique Merchet - Sputnik Afrique
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L’Europe de la défense est un ménage à trois, plus quelques autres… Chacun le sait, c’est une situation bien compliquée à gérer!

L’Europe de la défense est un ménage à trois, plus quelques autres… Chacun le sait, c’est une situation bien compliquée à gérer! L’actualité de ses dernières semaines est venue perturber le délicat équilibre entre la France, le Royaume-Uni et l’Allemagne, sans oublier quelques partenaires occasionnels. Entre crise de nerfs, remise en cause et volonté de ne pas dilapider l’héritage, les prochains mois s’annoncent agités.

Que vient-il de se passer? D’une part, le nouveau gouvernement français souhaite sortir du tête-à-tête exclusif avec les Britanniques en remettant l’Allemagne dans le jeu. D’autre part, le groupe industriel EADS, essentiellement franco-allemand, pourrait rapidement fusionner avec l’anglais BAE Systems, l’autre géant européen de l’aéronautique et de la défense.

Avant l’été, nous avions deux couples: France-Royaume Uni dans le politico-militaire et France-Allemagne dans l’industrie de défense. Après l’hiver, nous aurons sans doute un trio. Cette nouvelle combinaison pourrait ne pas manquer de charme, mais gare à celui qui oublie la phrase prêtée à Bismarck: «Dans un ménage à trois, il faut toujours être l’un des deux.» Comprenez par là que trois c’est plus souvent deux contre un que deux plus un!

De longues années durant, les responsables politiques et militaires se sont complus dans la «grande illusion»1 qu’une défense européenne était à portée de main, qu’il fallait simplement le vouloir pour le pouvoir. Impulsée du sommet à coup de grandes annonces et portée par de vastes ambitions, cette construction volontariste a échouée. Elle s’est perdue dans les méandres des désaccords diplomatiques (l’Irak, la Libye, etc) et de l’austérité budgétaire. Même les plus europhiles en sont venus aujourd’hui à constater que les choses ne pourraient se faire que « pas à pas », de manière pragmatique et modeste. Le président Sarkozy, en réaliste qu’il était, en avait tiré une conclusion: faute d’Europe, c’est avec les Britanniques qu’il fallait s’entendre au plan militaire. Les deux pays sont comparables: une forte tradition d’intervention extérieure héritée du passé colonial, la possession de l’arme nucléaire et un effort financier sérieux. A eux seuls, ils représentent  plus de 40 % des dépenses militaires de l’Union européenne, mais 80% des crédits d’équipement des 27! De ce constat est né le Traité de Londres (ou Accords de Lancaster House) signé en novembre 2010. L’Entente cordiale renaissait.

Deux ans plus tard, le bilan est contrasté. Dans le positif, on a vu les deux pays faire la guerre ensemble en Libye, des exercices communs sont conduits (Corsican Lion aura lieu en octobre), l’Armée de terre va acquérir le même drone tactique Watchkeeper que la British Army et des équipes britanniques utiliseront le centre  du Valduc (Côte d’Or) pour des simulations d’explosions nucléaires. Ce n’est pas rien, mais le verre reste néanmoins à moitié vide. La coopération navale est un échec : la perspective de construire ensemble les futurs porte-avions est moribonde depuis la décision de Londres, en mai dernier, d’en revenir au décollage court et à l’atterrissage vertical pour ses futurs avions de l’aéronavale. Quant aux sous-marins nucléaires, la coopération portera sur 1 pour 1000 du programme, de l’aveu même des responsables français. «Avec les Anglais, on n’a jamais été capable de construire un canot à moteur» constate un expert.

Restait, à l’horizon 2020, la perspective de fabriquer ensemble un drone Male (Moyenne altitude longue endurance). L’accord industriel était signé entre Dassault et BAE Systems et l’on connaissait le nom de baptême de l’appareil de la classe 4 tonnes: Télémos. L’alternance politique en France et les atermoiements de l’autre côté de la Manche semble lui avoir été fatal… Adieu Télémos et bonjour Predator ! Car c’est sans doute aux Etats-Unis que l’armée de l’air devrait finalement s’équiper.

Elle le fera, comme on peut le comprendre après la visite du ministre français à Berlin le 12 septembre, en étroite coopération avec l’Allemagne dont les militaires rêvent, eux aussi, de l’appareil américain. C’est le nouvel axe de la politique française : associer l’Allemagne au couple franco-britannique. Ou comme le disent les diplomates, «conjuguer Lancaster House et Weimar». Weima ? C’est le «Triangle de Weimar» - un autre ménage à trois: le vieux couple franco-allemand, plus la Pologne! Car il n’est pas question d’exclure quiconque de ces amours collectives…

Même chose dans l’industrie aéronautique et de défense. La semaine dernière, on apprenait que les deux plus grandes entreprises européennes, EADS et BAE Systems, avaient entamé  des discussions en vue de leur fusion. Ensemble, elles pèsent plus lourd que Boeing. Mais, entre les partenaires, quelques scènes de ménages sont possibles, probables même…

EADS est né, en 2000, de la fusion du français Aérospatiale-Matra et de l’allemand DASA. Au sein de la nouvelle structure, l’équilibre entre les deux nationalités a toujours été passablement compliqué et peu chaleureux… Et voilà que les Anglais débarquent, au risque de bouleverser tout le fragile équilibre entre Allemands et Français, entre actionnaires privés (Lagardère et Daimler, qui veulent partir) et participations des Etats.

Sans compter qu’EADS était déjà un ménage à trois ! Car l’espagnol CASA est un membre fondateur du groupe européen. Au sein d’Airbus (filiale d’EADS), l’Espagne s’occupe en effet de la branche militaire. C’est, par exemple,  à Séville qu’Airbus Military développe le futur avion de transport A400M. L’Espagne a de grandes ambitions, sans doute bien au-delà de ses capacités financières et technologiques. Avec l’arrivée de BAE – qui dans ces domaines joue en première division – les choses resteront-elles en l’état? Evidemment non.

Comme on dirait à Marseille, quel pastis! Il faudra beaucoup de doigté pour éviter que tout cela ne se termine à la manière de la pièce de Georges Feydau, l’Hotel du libre échange.

 

(1)  Jean-Dominique Merchet « Défense européenne : la grande illusion » Larousse 2009.

* Jean-Dominique Merchet, journaliste spécialisé dans les affaires de Défense. Auteur du blog français le plus lu sur ces questions, créé en 2007. Ancien de l’Institut des hautes études de défense nationale. Auteur de nombreux ouvrages dont : « Mourir pour l’Afghanistan » (2008), « Défense européenne : la grande illusion » (2009), « Une histoire des forces spéciales » (2010), « La mort de Ben Laden » (2012).

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