Pour sa première visite en dehors de sa région, le nouveau président égyptien Mohamed Morsi s'est rendu en Chine: le chef de l'Etat se trouve à Pékin de mardi à jeudi. Puis, il se rendra en Iran. Et seulement ensuite aux Etats-Unis. Un ordonnancement qui suscite la délectation chez les connaisseurs de la diplomatie internationale.
Par un simple geste, Morsi, à première vue novice sur l'arène internationale, donne un sens différent et littéralement inédit à tout ce qui se passe au "nouveau Moyen-Orient", en influant sur la future politique moyen-orientale de la Russie, des Etats-Unis, de n'importe qui en fait.
Une question à deux milliards
Depuis son arrivée au pouvoir le 30 juin, Morsi s'est rendu en Ethiopie voisine, à la Mecque le 14 août, ainsi qu'en Arabie saoudite pour la réunion de l'Organisation de la coopération islamique. Mais la Mecque est une affaire sacrée dans tous les sens du terme. Y compris parce que le nouveau dirigeant de l'Egypte, de même que ceux de la Libye et de la Tunisie, se sont retrouvés au pouvoir non pas sans le soutien des Saoudiens et autres monarques du Golfe. Ainsi a-t-il rendu visite à ses amis.
Mais cette visite en Chine est inattendue. Et pas seulement parce qu'auparavant, on n'entendait pas parler de l'amitié sino-égyptienne (les investissements chinois d'un demi-milliard de dollars, les échanges commerciaux d'environ cinq milliards de dollars, rien d'exceptionnel).
Avant tout parce qu'on entendait plutôt parler de l'amitié américano-égyptienne. Et on a pu lire à plusieurs reprises (dans la presse américaine): les Frères musulmans arrivent au pouvoir à travers le Moyen-Orient, et alors? Peu importe si les amis américains des monarchies du Golfe bloquent la région à leur manière sans demander la permission. Après tout, il nous reste encore l'Egypte, et leur nouveau président n'a nulle part où aller sans les deux milliards de dollars américains.
Il s'agit de la somme approximative de l'aide américaine à l'Egypte, avant tout militaire, sur laquelle reposaient les relations particulières entre les Etats-Unis et l'ancien régime de Hosni Moubarak. Mais les gens comme les Etats n'aiment pas se trouver dans la situation où ils n'ont nulle part où aller. Et l'Egypte a trouvé où aller – en Chine. Et que représentent deux milliards pour la Chine? Une goutte d'eau dans l'océan. Il suffit d'une raison. Or il y en a une.
L'art de l'équilibre
En fait, l'aspect commercial de la visite du président égyptien en Chine s'est déjà achevé, et personne n'y a dit ouvertement: nous, les Chinois, vous rachetons aux Américains.
Aujourd'hui tous les pays dépendants, au lieu d'échanger un monopole-donateur au profit d'un autre, préfèrent les avoir tous les deux sur chacun des côtés de la balance, en les "équilibrant" l'un à l'autre.
Et après son voyage en Chine, ce sera au minimum plus plaisant et agréable pour Morsi de se rendre aux USA. Sur ce plan, son voyage en Iran y contribuera également, même si dans ce cas, il est question du sommet du Mouvement des non-alignés, où il n'a qu'à transmettre la présidence égyptienne à l'Iran, en ne passant à Téhéran que quelques heures. Mais cela perturbe également les Etats-Unis.
Alors, que s'est-il passé en Chine? Les communiqués sont plutôt minces. Selon les informations disponible mercredi, les parties ont signé des accords dans le domaine des télécommunications, de l'agriculture et de l'environnement, et la Chine a promis d'accorder au Caire un crédit de 200 millions de dollars. On a parlé de la Syrie en tombant d'accord sur le fait qu'il fallait stopper l'effusion de sang, et ce, sans ingérence étrangère.
En d'autres termes, une visite tout ce qu'il y a de plus ordinaire. Le président chinois Hu Jintao a mentionné que la Chine soutenait les efforts de l'Egypte en matière de protection de la souveraineté nationale et de l'indépendance, et Morsi a remercié à son tour la Chine pour sa compréhension. A première vue, simplement des échanges polis, mais celui qui souhaite peut en tirer des conclusions.
Il faut comprendre pourquoi Pékin a besoin de tout ça. En réalité, il en a très besoin. Il y a quelques semaines, dans la presse chinoise sont apparus des commentaires disant qu'il fallait changer l'ancienne politique trop calme et souple au Moyen-Orient, sans donner de détails par la suite.
Il était clair que les changements dans la région ne réjouissaient pas Pékin, que des régimes ayant d'importants liens économiques avec la Chine tombaient; on voyait que l'Iran, également un partenaire clé de Pékin, subissait également les attaques de ses voisins arabes… Seulement, on ignorait ce qu'on pouvait faire.
Le fait est que la Chine se trouve dans une situation plus complexe par rapport à la Russie lorsqu'il s'agit de prendre position, par exemple, sur la Syrie ou l'Iran. Parce que la Russie est un pays exportateur de pétrole qui ne dépend pas du Moyen-Orient (les monarchies du Golfe), et qu'elle peut appeler un chat un chat, alors que pour la Chine, c'est le contraire. Elle achète du pétrole et ce, au Moyen-Orient. A l'Iran, mais avant tout à l'Arabie saoudite et à d'autres.
A vrai dire, cela force le respect de voir pendant combien de temps les Chinois se retiennent de dire tout haut l'évidence: qu'il n'y pas de lutte pour la démocratie en Syrie, mais il y a deux camps en conflit qui commettent des atrocités, y compris la guerre impitoyable de l'opposition armée, y compris la population civile. Ils déclarent (pas aussi ouvertement) que cette guerre est dirigée depuis le Golfe, y compris pour affaiblir l'allié syrien qu'est l'Iran. Ils disent à voix haute qu'ils adoptent un comportement en conséquence à l'Onu.
Mais cette politique n'avait pas de perspectives concrètes… jusqu'à l'arrivée de Morsi. Bien sûr, jusque-là, ce dernier était le symbole vivant des changements désagréables pour Pékin. Mais aujourd'hui, la Chine, si elle le veut et si elle le peut, se fera un ami parmi les "nouveaux" régimes au Moyen-Orient, c'est-à-dire finalement une certaine marge de manœuvre.
Apparemment, il faut s'attendre également au même genre d'initiatives de la part de Moscou, mais pas forcément à l'égard de l'Egypte. Et la Chine, qui a trouvé un terrain d'entente ave les nouveaux maîtres du Moyen-Orient, devient pour Moscou un partenaire encore plus désirable dans la situation régionale dans laquelle il se retrouve.
Et en même temps, accessoirement, pour Pékin, c'est une occasion de rendre à l'administration de Barack Obama la monnaie de sa pièce pour plusieurs années d'efforts obstinés et pas toujours ratés dans le but de bousculer la Chine dans les régions du monde où elle commençait à se considérer comme une force dominante. A savoir en Asie du Sud-Est, et aujourd'hui en Afrique (d'où revient tout récemment la secrétaire d'Etat Hillary Clinton, qui n'a pas du tout caché le caractère antichinois de cette diplomatie).
Les Etats-Unis et le second violon
Qu'est-ce que le rapprochement sino-égyptien signifie pour les Etats-Unis? Revenons aux deux milliards de dollars mentionnée précédemment. Pour une large part, comme le rappelle la presse chinoise, il s'agit d'aide militaire destinée aux achats d'armements américains par l'Egypte. Toutefois, à chaque fois, Israël recevait des armes plus modernes. Et d'une manière ou d'une autre, en Egypte et chez ses voisins, on ressentait toujours le rejet de la politique proaméricaine menée par les deux présidents précédents.
Quant à la Chine, comme vient de le faire remarquer Clinton, elle a déjà une expérience en matière d'exportations d'armements vers la région voisine (l'Afrique). Ainsi, si l'Egypte veut réellement changer de fournisseur, ce n'est qu'une question de détails – quels sont les besoins des arabes.
Et quelles étaient ces rumeurs sur l'intérêt de l'Arabie saoudite pour les missiles balistiques chinois? D'ailleurs, ici s'ouvre également la possibilité que ce pays apaise les tensions dans ses relations avec l'Iran, non sans l'aide de Pékin… Et dans l'ensemble, la Chine prendra du poids dans la région. Et elle pourrait même tenter d'apporter sa contribution pour mettre un terme à la guerre syrienne.
Or, les Etats-Unis se retrouvent face à la perspective de perdre une grande partie de leur influence dans toute la région. Et cette influence ne paraît déjà pas si grande, et la Chine n'a rien à voir là-dedans.
Par exemple, si dans les jours à venir, le prix du carburant aux Etats-Unis augmente, le président Obama devra utiliser les réserves stratégiques de pétrole pour éviter de perdre l'élection présidentielle. Mais depuis l'époque de Ronald Reagan, c'est l'Arabie saoudite qui jouait le rôle d'une telle réserve, en augmentant la production dans ce genre de cas. Et si elle ne l'augmentait plus?
Dans tous les événements tumultueux dans la région que pratiquement plus personne ne qualifie de printemps arabe, on voit clairement que les Etats-Unis jouent le rôle du second violon après l'Arabie saoudite et autres monarchies. Aussi bien à cause du pétrole qu'au vu de l'absence de leviers de pression. Les Américains se réconfortaient en disant: nous avons accepté les changements de régimes favorables pour les monarchies (et certainement désagréables pour les USA) – mais pourquoi pas si cela fait du tort au détestable Iran, et si de nouvelles relations particulières sont établies avec le nouveau régime égyptien? Mais là, le président égyptien…
Le plus amusant, c'est que rien ne s'est encore produit. Mohamed Morsi s'est simplement rendu en Chine avant de se rendre aux Etats-Unis et a signé des accords plutôt modestes. Mais l'effet est on ne peut plus grand.
L’opinion de l’auteur ne coïncide pas forcément avec la position de la rédaction