« Mourir pour plus d’efficacité ». Deuxième partie

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En concluant à l’impuissance de l’individu pris dans le carcan d’une société de consommation aveugle parce que sans pitié, en montrant le paradoxe de cette même société qui élève l’homme au-dessus de son ego pour à la longue le broyer lui refusant toute dignité, nous avons présenté le suicidaire comme une victime attelée au mauvais sort d’un occidentalisme de plus en plus pervers.

Exploité, défini essentiellement en fonction de ce qu’il produit – qu’importent les moyens utilisés – aussitôt marginalisé s’il n’est pas à la hauteur, que reste-t-il au cadre moyen ? Cette observation me renvoie à l’absurdité représentative d’une phrase de Michel Blanc, retrouvée dans un vieux Paris-Match de 1992 : « C’est par peur de la mort que je pense au suicide ». La phrase est en soi brillante car par l’expression « mort » il faudrait aussi bien comprendre « mort sociale », « mort identitaire », « mort familiale » … entre autres. Le dernier point est notamment vrai pour les USA où le nombre de divorces augmente considérablement durant les périodes de recrudescence du chômage. Partant, autant en finir de son propre chef que de traîner une existence pathologique, minée comme elle est par le virus de l’inutilité. Or, en conceptualisant les raisons du suicide dans les sociétés modernes, je ne les ai presque pas différenciées au niveau national, mettant automatiquement dans le même panier les cas français et russe. Trêve à présent de théories, voyons ce qu’il en est en pratique à la lumière d’une interview qui m’a été aimablement accordée par le Docteur Jeannot Hoareau, psychiatre résidant à Moscou depuis quelques années. Branché sur tout ce qui est état maladif aigu ou chronique, des névroses aux problèmes internationaux de l’alcoolémie, son point de vue sur le suicide est presque contraire aux thèses de Marco Revelli sur un capitalisme meurtrier, auteur sinistre des « massacres du marché ». Soit que sa conception diffère a priori, soit qu’elle s’avère conditionnée par la pratique, il n’en demeure pas moins que, selon Mr. Hoareau, le suicide peut être une forme de relâchement personnel, de mollesse psychique liée à des conditions civilisationnelles en fait trop clémentes dans les sociétés occidentales. D’autres aspects accompagnent ce constat, nous verrons lesquels.

La Voix de la Russie. Le suicide n’est plus le thème tabou qu’il était avant. En soulevant le rideau du mystère, précisément, celui qui pousse tel ou tel individu à mettre fin à ses jours, on sombre dans des considérations éthiques inextricables, conditionnées par les convictions personnelles de celui qui analyse le phénomène. Néanmoins, je pense qu’il est des facteurs objectifs qui influent sur le nombre croissant de suicides, parmi eux, la légalisation de l’euthanasie dans un certain nombre de pays. Croyez-vous donc que la normalisation juridique de la « mort rapide et douce » puisse conduire à une dédramatisation générale du suicide ? En sommes-nous à revenir au modèle stoïcien où le suicide était perçu comme une fin logique des souffrances que procure, à divers degrés, la vie ?

Docteur Hoareau. Il est vrai que le nombre de suicides augmente ces derniers temps dans presque tous les pays du monde. Les statistiques montrent qu’il y a environ un million de personnes qui se tuent par suicide dans le monde. Le pays leader avec 280.000 suicidaires par an, ce sont les chinois. Viennent ensuite les russes avec 50.000 avec bien sûr d’autres pays entre les deux, mais, disons, pour les pays qui nous intéressent, les chinois sont en tête avec les russes qui suivent. Les français en sont à peu près à 20.000. Paradoxalement, on pensait que les japonais pouvaient se suicider, comme vous dites, « par stoïcisme », or, en fait, ils ne se suicident qu’un peu plus qu’en France, avec 25.000 suicides. Aux USA où tout le monde, soi-disant, aimerait aller vivre, il y a tout de même 30.000 suicides. C’est vrai qu’avec la population qu’ils ont, c’est un taux qui n’est pas très important … En revanche, le thème tabou – qui est toujours un thème tabou concernant le suicide – c’est le suicide des enfants et des adolescents entre 15 et 19 ans. On sait qu’en France ça a été un thème tabou. Il y a une dizaine d’années j’étais intervenu pour créer SOS dépression pour les adolescents, car c’était la deuxième cause de mort des ados après les accidents de la route. La Russie, quant à elle, conserve la première place en Europe au niveau des statistiques parmi les 15-19 ans.

La Voix de la Russie. Est-ce que le suicide est toujours l’apanage de gens présentant des troubles psychologiques ? Autrement dit, est-ce qu’une personne psychologiquement équilibrée pourrait attenter à ses jours en se référant d’une façon rationnelle à des motifs qu’elle juge suffisants ?

Docteur Hoareau. Bien sûr ! Le grand contingent des suicidés, ce sont effectivement des gens qui ont des dépressions. La maladie la plus importante qui amène au suicide, c’est la dépression, une dépression que l’on appelle mélancolique où les gens peuvent avoir des raptus mélancoliques, c’est-à-dire se jeter par la fenêtre, se suicider en quelques secondes … Ils ont des raptus de mort qui surviennent comme cela …

La Voix de la Russie. C’est en somme spontané ? Non prémédité …

Docteur Hoareau. Oui-oui, c’est cela, on ne peut rien y faire. La personne était déprimée, plus ou moins elle prenait ses médicaments, bon, ça allait mieux, et puis tout d’un coup il y a un raptus et elle est foutue … Autrement, beaucoup-beaucoup de gens ont pensé au suicide, c’est une pensée qui est, je trouve, tout à fait, entre guillemets, « normale », mais heureusement que plus de 99 pr.ne mettent pas à exécution cette pensée. Cela dit, la grande majorité des tentatives de suicide … là il faut séparer les suicides réussis et les tentatives de suicide … si vous voulez, il y a bien plus de 80-90 pr. de tentatives qui n’entraînent pas une mort. Là on peut faire quelque chose mais les gens consultent peu, car il y a à peu près 20-25 pr. de gens qui ont fait des tentatives de suicide et qui cependant ne consultent jamais les psys. Donc, en, tant que telle, l’idée de suicide est tout à fait normale. En revanche, ceux qui passent à l’acte sont des gens qui, en effet, présentent des troubles psychiques, en l’occurrence, une forte dépression …

La Voix de la Russie. Docteur, mais alors comment se fait-il ? Vous dites qu’il y a une augmentation du nombre de suicides dans le monde … par exemple en Russie, c’est quand même énorme, en France, ce n’est pas rien non plus … Mais alors à quoi est-ce que c’est lié ? Pour la Russie, entre autres, qui est déjà sortie du gouffre des années 90, donc ça devrait aller mieux (?!) et pourtant, on constate que les chiffres dégringolent …

Docteur Hoareau. C’est toujours le même problème. Dès qu’il n’y a plus d’idéologie, de parlement, plus d’idée à laquelle se raccrocher, il n’y a plus d’avenir. Le grand thème de la dépression, le grand symptôme, c’est que l’avenir semble bouché. Il n’y a pas d’avenir, donc, que voulez-vous que l’on fasse ? On est sorti effectivement des années 90, mais vous savez, ça ne veut pas dire qu’à cette époque on se suicidait plus ! Bien au contraire : quand il y a des problèmes dans le pays, les gans sont moins malades, ils se suicident moins … Vous savez, par exemple, pendant le siège de Leningrad – et ce sont des statistiques très intéressantes – toutes les maladies psychosomatiques ont disparu. Les ulcères de l’estomac, les psoriasis, bref, toutes les maladies dermatologiques … il n’y en avait pratiquement pas. Ce n’était pas parce que les gans ne consultaient pas, c’est parce qu’il y avait d’autres problèmes, d’autres idées … donc, je dirais, on n’avait pas le temps de tomber malade. Et là, c’est un peu la même chose : le suicide n’arrive pas obligatoirement parce que le pays va mal …

La Voix de la Russie. Mais comme il y a une certaine montée en puissance de la religion, on voit des Eglises qui se construisent …

Docteur Hoareau. C’est vrai, c’est vrai …

La Voix de la Russie. Je pense donc que l’idéologie orthodoxe pourrait peut-être remédier, dans un certain sens, au fléau (?).

Docteur Hoareau. C’est vrai qu’ils (Les gens d’Eglise) ne parlent pas beaucoup de ce sujet, ils préfèrent le taire.

La Voix de la Russie. Bien plus, ils le diabolisent assez souvent, sous prétexte que les suicidaires sont de grands pécheurs … ils n’en parlent en effet que très, trop peu et je trouve cela dommage, parce que, selon moi, cela incombe justement à l’Eglise ! Mais autrement : vous dites que tout va bien, il n’y a pas d’idéologie, le système immunitaire du pays n’est pas entretenu par les difficultés … et en France ? C’est pareil ?

Docteur Hoareau. En France, ce sont des raisons plus philosophiques, surtout chez les adolescents. Alors chez les adultes, c’est toujours la même cause, à savoir la dépression, l’alcoolisme etc. En France, le nombre de suicide est bien plus important dans les campagnes que dans les villes. Les tentatives de suicide sont maintes fois plus importantes dans les villes, mais elles n’entraînent pas obligatoirement la mort. En revanche, les tentatives de suicide qui se font en campagne dans 80-90 pr. des cas se terminent par une mort certaine. Cela, parce que les moyens employés à la campagne ne sont pas ceux employés en ville. En ville on va prendre des médicaments et on sait très bien que 99 pr. des gens qui prennent des médicaments pour en finir ratent leur suicide. A la campagne, on recourt plutôt au coup de fusil, à la pendaison, à la noyade etc. Et ça ne pardonne pas, dirais-je.

La Voix de la Russie. Je vois. Alors vous dites, que le thème du suicide des ados demeure ce qu’il était avant, c’est-à-dire un sujet tabou. Est-ce qu’il existe un moyen de lutter contre ce fléau parmi les petits, les jeunes, ou alors est-ce que vous pensez que la situation va s’aggraver avec les ans, surtout que nous vivons dans un système capitaliste assez froid, assez sévère, ou alors, est-ce que vous pensez que, quand-même, quand on éduque un enfant, on pourrait prévenir ce phénomène d’une façon ou d’une autre, étant éducateur, étant papa, étant maman ?

Docteur Hoareau. Oui-oui, justement, la chose la plus importante à faire, c’est d’écouter l’adolescent. Effectivement, les parents ont moins de temps … ils s’occupent encore de leurs enfants jusqu’au moment où ceux-là vont au collège ou au lycée, mais après, vers 14-15 ans, quand l’ado commence à avoir ses propres pensées et ses propres théories sur la vie, il n’y a plus personne à l’écoute. Les parents sont éternellement occupés, il est déjà grand, il apprend, laissons-le donc tranquille, en plus, c’est un ado et il est très difficile de communiquer avec cette catégorie d’âge. Je crois par conséquent que c’est l’une des causes les plus importantes du suicide : les parents ne communiquent plus avec les gosses à partir de 14-15 ans qui font leur crise d’adolescence, leur crise d’originalité juvénile. On se dit qu’il faut le laisser faire et que, tout compte fait, on verra plus tard … Or, il faut écouter les jeunes et pas seulement leur parler en essayant de leur donner des conseils à tout bout de champ qu’ils n’accepteront pas de toute façon. Etre à l’écoute, je pense que c’est la meilleure prophylaxie que l’on puisse faire !

La Voix de la Russie. Oui, Docteur Hoareau, ma dernière question, celle sur laquelle je voudrais tout de même revenir, c’est la légalisation de l’euthanasie dans un certain nombre de pays. S’agit-il d’une certaine dédramatisation du suicide – l’euthanasie étant aussi une forme de suicide, il faut appeler un chat un chat – et est-ce que cela peut influer sur l’augmentation de suicides non-médicalisés ou alors, il n’y a aucun lien entre les deux ? Qu’en pensez-vous ?

Docteur Hoareau. Non-non, je pense qu’il y a un lien et vous l’avez bien noté. Votre remarque est tout à fait pertinente. Effectivement, le fait que l’on puisse se permettre de tuer des gens – « tuer » entre guillemets, je veux dire aider à mourir -, les accompagner dans la mort du fait de certaines maladies incurables … le public qui regarde cela se dit « bon, moi aussi je peux prendre la décision de me tuer quand l’envie m’en viendra !».

La Voix de la Russie. Ma dernière des dernières questions par rapport à l’euthanasie ! Croyez-vous que la légalisation de l’euthanasie soit liée à une certaine humanisation de la société ou alors, c’est au contraire dû à un phénomène de déshumanisation ? Qu’en pensez-vous, étant homme, psychiatre, médecin, de surcroît ?

Docteur Hoareau. Non, je crois plutôt que cela témoigne d’une humanisation. Je pense qu’il vaut mieux donner le choix à certaines personnes quand tous les médecins se sont consultés et se disent qu’en effet il n’y a plus rien à faire ! Laisser mourir une personne dans la douleur ou alors l’amener à la mort … parce que, de toute façon, cela s’est toujours fait. Il est très hypocrite de parler d’euthanasie maintenant, parce qu’il ne s’agit que de la légalisation de quelque chose qui a toujours existé et bien connu parmi les équipes hospitalières. On sait très bien que Madame Un Tel va mourir, elle souffre d’un cancer … on n’a pas besoin de se parler entre médecins pour comprendre qu’il vaut mieux donner ce que l’on appelait à l’époque un cocktail lytique. C’est-à-dire qu’on lui mettait les médicaments qu’il fallait dans la perfusion et puis on la laissait mourir tranquillement, en s’endormant. Ceci étant, on ne le disait à personne. Etant étudiant moi-même dans les années 70-80, j’ai vu se faire cela sans qu’on en parle … S’il y a une légalisation, c’est en fait un constat de fait. On légalise des choses qui existaient depuis très longtemps.

La Voix de la Russie. On invente une bicyclette …

Docteur Hoareau. Et on la fait rouler, la bicyclette !

Voici, en toute bonne foi, le point de vue d’un psychiatre expérimenté qui vient apporter des détails très parlants dans l’aperçu théorisé qui avait été effectué au cœur de la première partie. Absence de repères idéologiques, détente généralisée qui fait que l’on se retrouve facilement absorbé par des problèmes surestimés, mâchés et remâchés à l’excès dans une solitude parfois artificiellement cultivée : autant de facteurs qui, d’un côté, dédramatisent la réalité du suicide en sous-entendant l’existence d’une issue accessible à chacun, d’un autre, démontre la véracité de ce qui a été dit sur les vices de la société capitaliste qui perd les plus faibles et élève les plus forts. Contrairement à ce que nous avions pensé en introduisant l’interview, il se fait que les inconvénients, certes, grandissimes, de l’occidentalisme, n’entrent pas en contradiction avec les multiples constats formulés par le Docteur Hoareau. Il apparaît en fait que le système capitaliste, poussé comme il l’est à ce jour au statut d’idéologie, entretient le système immunitaire d’une société prompte à s’endormir. Il s’agit d’un paradoxe ! Le faible s’endort définitivement en déplorant des difficultés qui ne sont pourtant guère fatales, en tentant, en des cas extrêmes, une fuite définitive, désespérée. Le fort, pour sa part, cherche des solutions. Le système bien entendu inhumain auquel il est voué a ce point positif de le maintenir d’assaut, en le forçant à s’adapter à une condition préétablie pour, à moyen ou long terme, redresser cette même condition en la soumettant à son bon-vouloir. De quoi réviser une théorie extrêmement cruelle et détestable, mais qui n’a jamais été réfutée : celle de la sélection naturelle. Quant à nous, restons humains ! Soyons à l’écoute de ceux qui n’en peuvent plus, de ceux qui se sentent épuisés, dépassés, écrasés.

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