Le syndrome Borodino

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Si je me trouve souvent à la défense de la Russie parce que je la trouve injustement décrite et montrée du doigt, il m’arrive parfois de regretter quelques faces noires de la Russie, car nul n’est parfait, nul pays non plus, et comme j’ai souvent l’habitude de le dire, les deux mondes, celui de la France et de la Russie ont des points forts, et quelques gros défauts.

Ce que j’ai dénommé le syndrome de Borodino est assurément l’un des points faibles de la Russie et des Russes, et je ne cesse de m’étonner à quel point il fait encore des ravages dans ce pays. Lorsque je dis ravage, je parle bien sûr dans les esprits. Ce syndrome est un héritage d’une très longue histoire, qui remonte jusqu’à la source d’une bataille imaginaire, la bataille de Borodino, qui eut lieu le 7 septembre 1812. Depuis ce jour, grâce à d’habiles mensonges d’un certain Koutouzov, la terrible boucherie de la bataille de La Moskova est devenue et restée pour la majorité des russes, une grande victoire, le jour où Napoléon a été vaincu…

Les raisons de cette distorsion de l’histoire sont historiques et bien sûr politiques. Après la bataille, Koutouzov qui était resté très loin du champ de bataille, et s’informant des pertes catastrophiques subies durant l’affrontement ne pouvait que se résigner à la retraite, la bataille était perdue, les Russes avaient cédé sur tout le front après une véritable avalanche d’héroïsme, le Prince Bagration et officiellement 45 000 russes étaient couchés dans la plaine. En réalité, ces pertes furent probablement encore plus sévères, seul Koutouzov pourrait nous le dire, mais il a emporté avec lui ce secret, à l’heure actuelle les historiens ergotent encore à ce sujet.

Si la bataille ne fut pas totalement perdue, ce fut grâce à l’énorme talent de stratège de Barclay de Tolly qui réussit l’exploit de maintenir l’armée russe en ligne, malgré l’incroyable saignée subie ce jour-là. Koutouzov en excellent courtisan qu’il était, écrivait le soir même que la bataille de Borodino était gagnée, que les cosaques étaient à la poursuite de l’ennemi… C’est ainsi que le Tsar reçue cette incroyable lettre d’un succès imaginaire, la fameuse victoire de Borodino, et que fut chanté une messe de victoire à Saint-Pétersbourg. La lettre s’est conservée… ainsi que celle envoyée au gouvernement de Moscou indiquant que la ville était sauvée et les Français en déroute ! Le vieux Koutouzov savait que les pertes françaises, soit environ 7 000 tués et 21 000 blessés avaient été lourdes...

Il savait aussi que le temps que l’information arrive, il pouvait rassembler assez de forces, sauver le reste de son armée et renverser le court du temps. Il savait aussi que l’annonce d’une défaite aurait irrémédiablement jeté la panique dans toute la Russie et peut-être consommée sa perte et bien sûr en premier lieu la sienne, car le Tsar le détestait. Ainsi naissait le syndrome de Borodino, c’est-à-dire la capacité de la Russie à refuser d’accepter une défaite, quitte à raconter une autre histoire ! Depuis lors bien des guerres sont passées, et la pesanteur des propagandes de l’Union Soviétique n’a pas arrangé un syndrome qui a été appliqué à d’autres guerres, la Seconde Guerre mondiale bien entendu.

Ma découverte de cette histoire remonte à celle de l’achat d’un livre sur la campagne de 1812, à la destination des enfants, publié en 1969. Le livre expliquait la campagne, et la victoire des Russes à Borodino, en reprenant la fable de ce bon Koutouzov, l’agrémentant au passage de l’action de milliers de partisans sur les arrières des armées françaises, histoire de magnifier un peu plus ceux de 1941-44. Je découvrais, il y a deux ans le syndrome Borodino. Intrigué je poursuivais dans l’achat d’un autre livre, de 2010 celui-là acquis au Musée-Panorama de Borodino pour me rendre que 40 ans après, la même histoire était servie au Peuple russe. C’est ainsi des milliers d’écoliers apprennent comment l’héroïque Koutouzov avait mis une sévère déculottée à Napoléon, puis avait décidé de lui livrer Moscou après cette victoire afin de lui tendre le piège le plus magistral de l’histoire militaire ! Bravo Koutouzov !

Dieu merci, en Russie se trouve depuis déjà plusieurs décennies de très bons historiens, nous pourrions citer Monsieur Sokolov apprécié des Français ou le jeune et prometteur Dimitri Gorchkoff. Ceux-là après bien des recherches savent la réalité et ne la cachent pas, nous avons fait à la Radio La voix de la Russie de très bons programmes à ce sujet. Mais il faudra du temps pour rétablir les événements comme ils se déroulèrent en 1812, peut-être même pour des raisons politiques, cela ne sera jamais. Car l’événement Borodino qui fait grand tapage dans les médias russes, est une véritable opération patriotique, chargée d’encourager les Russes s’il en était besoin à attiser leur ferveur. Malheureusement, une autre frange historienne russe défend une nouvelle version édulcorée entre le syndrome Borodino et la réalité : Borodino serait en fait « un match nul ». Et nous voilà finalement repartis dans le syndrome, quelques arguties de plus à mélanger à la sauce !

Le dommage de cette histoire, c’est que les russes se privent de la gloire réelle de leurs armées durant cette campagne, car en transformant l’histoire, on change également la suite… ou ce qui a précédé ! De la même façon Eylau fut ainsi annoncée comme une victoire russe par Bennigsen, Smolensk est considérée comme une grande victoire, les redoutes de Chevardino passe sous le tapis… et la retraite est montrée comme une longue fuite des Français, à peine si les Russes connaissent les batailles pourtant bien gagnées celles-là de Taroutino, Maloïaroslavets ou encore de Krasnoé, cette dernière étant l’une des plus brillantes pour les armes de la Russie. Ils ignorent que la campagne ne fut jouée que durant la retraite, qui n’était pas une fuite éperdue, mais qui devînt très compliquée par la poursuite lancée par les Russes.

D’une manière incroyable, et j’ai lu déjà beaucoup de livres français et russes à ce sujet, les livres français sont construits ainsi : sur 400 pages, 150 sont consacrés à l’avance, 50 sur La Moskova et la prise de Moscou, 200 sur la retraite. Un livre russe en général consacre 200 pages à l’avance française, 150 à Borodino et Moscou et 50 à la fuite des Français. Le syndrome de Borodino empêche dès lors toute une population de célébrer ses vrais héros, et de remettre à César ce qui pourrait lui revenir, c’est-à-dire le Général Barclay de Tolly. Le plus étrange c’est qu’en France la bataille de la Bérézina, qui fut une catastrophe humaine, fut une victoire dans le sens où il était impossible que les Français et Napoléon s’échappent… mais qu’ils le firent grâce à la maladresse des Russes et à leur défaite tactique sur le terrain, l’évasion de Napoléon, comme d’ailleurs à Krasnoé provoqua la colère du Tsar qui ne s’y trompait pas…

Koutouzov eut l’intelligence de mourir en avril 1813 pour ne pas recevoir la vengeance à retardement du Tsar Alexandre qui assurément ne l’aurait pas oublié. Pour la Bérézina, une tête de Turc, si l’on peut dire, l’Amiral Tchitchagov, fut trouvé. Barclay qui avait sauvé la Russie ne fut récompensé et réhabilité qu’en 1813, accusé d’une retraite qui pourtant avait sauvé l’Armée russe et la Russie tout entière, mais la farce de Koutouzov devait rester dans le temps, alimentée par le syndrome Borodino, et la ténacité « d’historiens » russes ou étrangers à nourrir l’histoire imaginaire de Borodino. La Moskova fut-elle pour autant ce que l’Empereur Napoléon nous a servi dans son bulletin de la Grande Armée ? Et bien non également, l’adage étant par ailleurs de dire « menteur comme un bulletin ». Elle fut certes une victoire tactique, mais une pâle victoire, le Général Griois dans ses mémoires l’indique bien, comme une victoire bâclée, incomplète qui fut mal gérée et qui aurait pu être une grande victoire.

Le temps a passé, le syndrome reste, certains en furent des victimes comme les héros du fort de Brest en 1941, qui ne furent réhabilités qu’en 1965, je lisais il y a quelques jours des lignes pathétiques à propos des aviateurs russes en 1941, et des fausses victoires allemandes sur eux… le syndrome à la vie dure, tellement dure qu’un de mes amis français qui travaille pour Peugeot Russie s’entendait dire par un de ses collègues ces derniers jours : « Je te parle pas trop de Borodino pour pas trop te faire de la peine ! » et dans les propres murs de La Voix de la Russie, un collègue me montrer mon affiche du Musée-Panorama Borodino et de me déclarer « c’est du masochisme ? »… le syndrome Borodino avait encore frappé ! Au final, les Russes restent de toute façon les premières victimes d’une désinformation vieille comme le Monde, au même titre que les Français eux-mêmes : refaire l’histoire à ses fins personnelles, l’histoire du Monde en fait !

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