Lorsqu'il y a quatre ans la tentative de Mikhaïl Saakachvili de récupérer par la force l'Ossétie du Sud s'est soldée par un échec cuisant, beaucoup, notamment en Russie, s'attendaient à ce qu'il perde sa place de chef de l'Etat. Cependant, les positions du président géorgien se sont avérées plus solides qu'on ne le supposait.
Il a survécu à la défaite militaire et à la période du refroidissement des relations avec l'Occident, notamment avec les Etats-Unis, irrités de s'être retrouvés dans une situation inconfortable à cause de l'aventurisme de leur allié. Dans les deux années qui ont suivi, Saakachvili avait réussi à surmonter les principales conséquences négatives de sa défaite et, de toute évidence, il a esquissé la forme de la future administration du pays après 2013, lorsqu'il devra quitter le poste de président en vertu de la constitution géorgienne.
Mais cette fois, il pourrait devoir relever de sérieux défis menaçant son pouvoir. Et ce n'est pas dû à la guerre de cinq jours en août 2008, mais à la logique d'évolution de la situation sociopolitique en Géorgie.
L'image de Mikhaïl Saakachvili a toujours suscité de nombreuses émotions fortes, ce qui est légitime: le troisième président géorgien est un homme impulsif, brusque, construisant des plans gigantesques et aspirant à les réaliser rapidement, sans se préoccuper du prix à payer et ignorant les obstacles objectifs.
Néanmoins, en mettant de côté les émotions, alimentées en Russie également par le caractère ouvertement antirusse de la politique du dirigeant géorgien, force est de reconnaître que Saakachvili est l'un des chefs d'Etat les plus intéressants de l'espace postsoviétique.
Le problème de la majorité des anciennes républiques soviétiques réside dans le fait que les classes dirigeantes n'ont aucune idée de ce qu'elles veulent et ne se représentent pas le devenir de leurs propres pays. Par conséquent, leur politique vise soit à conserver le statu quo, soit à louvoyer éternellement entre des acteurs extérieurs importants dans l'espoir de mieux profiter de leur concurrence pour l'influence dans l’espace postsoviétique. Et si auparavant ces stratégies apportaient parfois un résultat, aujourd'hui, elles ne fonctionnent pratiquement plus.
Saakachvili se distingue par sa détermination. Il voudrait arracher la Géorgie de son contexte historique – non seulement soviétique, mais également caucasien avec tout son passé tortueux – et la transformer en un pays européen moyen "normal".
Le bruit autour de l'aspiration de la Géorgie à rejoindre l'Otan, la vague de démagogie concernant le "flambeau de la démocratie" dans le Caucase, accompagnée par la révolution des roses et les événements qui ont suivi, la rhétorique pro-occidentale de Tbilissi – tout cela avait un caractère instrumental.
Lier la Géorgie de manière inséparable au monde euro-atlantique afin de s'assurer un soutien politique et financier, puis éradiquer la tradition nationale de l'attitude envers le travail et du comportement trop désordonné. C'est elle, selon l'équipe de Saakachvili, qui fait tourner en rond les Géorgiens dans un seul et même cercle vicieux en empêchant de construire une structure d'Etat efficace.
En d'autres termes, il ne s'agit pas de la réforme d'institutions économiques ou politiques, mais du formatage de la nation, de l'adoption d'une nouvelle psychologie. Similaire à l'élan révolutionnaire des bolcheviks, mais menant non pas vers le collectivisme, mais vers son contraire.
La défaite en août 2008 a changé la donne. Mikhaïl Saakachvili a pris conscience que ni l'Europe, ni les Etats-Unis n'avaient l'intention de prendre le risque d'un conflit à part entière avec la Russie pour complaire à Tbilissi, ainsi la Géorgie n’avait plus aucun intérêt à miser sur son intégration dans les structures euro-atlantiques.
Les slogans démocratiques sont restés un produit d'exportation visant à maintenir l'attention et l'aide extérieure, alors qu’en Géorgie même, après la guerre, Mikhaïl Saakachvili mettait plutôt l'accent sur d'autres exemples – le fondateur de la république turque Mustafa Kemal Atatürk et le fondateur du Singapour Lee Kuan Yew.
Le choix des images souligne clairement l'orientation. Les deux ont créé un Etat à partir de rien, sachant d'ailleurs qu'Atatürk rejetait sciemment la tradition ottomane. Les deux accordaient une attention particulière au changement de mentalité de la population. Les deux ont dirigé leurs pays pendant une longue période et n'acceptaient pas la démocratie en tant que moyen de modernisation.
Tout cela correspond parfaitement aux points de vue du président géorgien sur la manière dont son pays doit être réformé. Depuis le début, ses réformes ont été marquées par une approche radicale et le refus absolu de tenir compte des "inconvénients" pour une grande partie de la population – pour les personnes âgées du plus de 40-50 ans et les employés des secteurs considérés comme peu prometteurs (dont l'agriculture fait partie, selon les réformateurs géorgiens).
Evidemment, les changements aussi radicaux nécessitent un mécanisme de répression puissant, telle le ministère de l’Intérieur, qui possède en Géorgie des pouvoirs illimités.
En automne 2011, Mikhaïl Saakachvili contrôlait d'une main de fer le système politique et sociale de la Géorgie, en ayant pratiquement réduit en poussière l'opposition disparate. Mais par la suite, la situation a commencé à changer.
L'étape formelle était l'arrivée en politique l'automne dernier de l'homme le plus riche du pays, Bidzina Ivanichvili, qui possède non seulement d'immenses ressources financières, mais également une réputation qui n'a pas encore été entachée. Etant donné qu'Ivanichvili n'a jamais fait d'affaires dans son pays natal, ayant seulement des activités de charité généreuses, et a fait sa fortune en Russie, l'argument classique du "peuple ordinaire volé" n'est pas applicable.
L'apparition de Bidzina Ivanichvili sur la scène politique a inspiré de nombreux opposants démoralisés et éparpillés dans la politique actuelle. Pratiquement tout le monde a adhéré à la coalition Rêve géorgien. A terme ce sera son point faible, mais pour l'instant cela joue en sa faveur.
Mais l'apparition d'un grand mouvement d'opposition n'est pas la cause, mais plutôt la conséquence des changements. Le fait est que le modèle de Saakachvili s'est enlisé. Ou plutôt, ce qui pouvait être fait avec les méthodes qu'il avait choisies est déjà fait, mais d'autres méthodes sont nécessaires pour approfondir les réformes, et les autorités n'y semblent pas prêtes.
En omettant la propagande (or les discours sur le miracle libéral économique en Géorgie font plutôt partie de cette catégorie), depuis que Mikhaïl Saakachvili occupe le poste de président, il a accompli une tâche fondamentale: il a restructuré et a forcé l'appareil gouvernemental à travailler de façon efficace.
La Géorgie impressionne vraiment par ses policiers et douaniers courtois et tirés à quatre épingles, par l'absence de corruption dans la vie de tous les jours (dans un pays où elle était considérée comme un élément culturel), par son service public irréprochable qui ne gaspille pas le temps de la population (sachant qu'auparavant la négligence était considérée comme faisant partie de la mentalité nationale) et par les impôts collectés avec efficacité. Aucun pays postsoviétique ne pourrait se vanter d'en avoir fait autant.
Le prix à payer, c'est l'Etat policier total qui contrôle pratiquement tous les aspects de l'activité sociopolitique et économique. Par conséquent, toute initiative créative doit formellement ou non être approuvée d'en-haut, et elle est approuvée seulement si l'initiateur est prêt à contribuer à la construction de l'Etat tel que le voit Saakachvili.
Il existe un facteur curieux qui catalyse les changements. Depuis le début Saakachvili misait sur les jeunes – la Géorgie dispose probablement de l'appareil gouvernemental le plus jeune du monde, y compris au plus haut niveau. Il a été dit presque ouvertement aux gens de la tranche d'âge moyenne que leurs services n'étaient pas vraiment indispensables à la nouvelle Géorgie qui encourageait les jeunes à faire carrière.
C'est la raison pour laquelle ceux qui se trouvent aux postes dirigeants n'ont pas l'intention de les quitter à moyen terme. Entre-temps, la nouvelle génération a grandi, d'autant qu'après la révolution des roses le nombre d'étudiants a considérablement augmenté, mais leurs possibilités de carrière sont limitées précisément en raison de la jeunesse de la cohorte dirigeante. La prise de conscience de cette situation pousse de plus en plus de jeunes à participer aux manifestations d'opposition pour la première fois depuis la présidence de Saakachvili – auparavant il s'agissait de la tranche d'âge moyenne et plus.
La continuation du développement nécessite de sortir en dehors du cadre de ce modèle administratif, sachant que la poursuite des tentatives de briser la psychologie et la tradition nationale commencera à engendrer une résistance de plus en plus importante. Et Ivanichvili en est précisément devenu le symptôme.
En d'autres termes, il est nécessaire de repenser les réformes en tenant compte des particularités de la nature humaine, et non pas dans le but de la remanier à tout prix. Mais le gouvernement géorgien n'a pas l'intention de le faire dans l’espoir de parvenir à la domination totale aux élections législatives en automne. Elles sont décisives, car l'année prochaine la Géorgie deviendra une république parlementaire, et non plus présidentielle, où Saakachvili a l'intention d'occuper le poste de premier ministre.
Mais cela signifie un recours à la tactique du maintien d'un pouvoir qui n'a jamais mené à rien de bon. Les sanctions sévères contre Ivanichvili et ses partisans et la nomination du ministre tout-puissant de l'Intérieur Vano Merabichvili au poste de premier ministre montrent que les événements provoquent une certaine nervosité au sein du sommet dirigeant.
Mikhaïl Saakachvili croit sincèrement en sa vocation et est persuadé qu'il ne peut pas et ne doit pas partir avant que son idée de l'avenir de la Géorgie ne se soit concrétisée. D'un point de vue pratique, cela signifie certainement une pression accrue sur l'opposition, considérée par le dirigeant géorgien comme la "force destructrice du chaos", et les tentatives pour conserver le pouvoir à tout prix.
C'est une voie dangereuse sans garantie de succès. Et surtout, c'est une voie très familière, postsoviétique…
L’opinion de l’auteur ne coïncide pas forcément avec la position de la rédaction
Saakachvili s'engage de nouveau sur une voie périlleuse
08:41 09.08.2012 (Mis à jour: 16:05 05.10.2015)
S'abonner
Lorsqu'il y a quatre ans la tentative de Mikhaïl Saakachvili de récupérer par la force l'Ossétie du Sud s'est soldée par un échec cuisant, beaucoup, notamment en Russie, s'attendaient à ce qu'il perde sa place de chef de l'Etat.