Tandis que la société russe débattait sur les élections, les sanctions pour diffamation et le nouveau règlement pour les bénévoles, la Russie a commencé à retrouver son histoire. Jamais les recherches publiées n'ont été aussi nombreuses. D'ailleurs, beaucoup d'entre elles, pour la première fois depuis des années, ne sont pas conjoncturelles et, surtout, elles sont basées sur des documents devenus à nouveaux accessibles.
Même la Commission de lutte contre les tentatives de falsification de l'Histoire au détriment des intérêts de la Russie, créée sur ordre de Dmitri Medvedev en 2009, qui a tant effrayé la communauté libérale, n'a interdit ni critiqué aucun livre, en se penchant sur des choses plus utiles – la déclassification des archives. Et avant sa dissolution au début de l'année 2012, proclamée l'année de l'histoire de Russie, la commission a eu le temps de déclassifier des milliers de documents.
Des révélations à la compréhension
Qu'est-ce qui a été obtenu au final? On pourrait dire que la période de "révélations" dans l'historiographie russe, qui a commencé à la fin des années 1980, s'est achevée. Et il ne s'agit pas de la fameuse censure, il n'en existe certainement pas pour les livres. L'abondance de sources à nouveau disponibles ne contribue pas à l'emphase marquant les révélations.
"Comment se comporte un historien malhonnête qui arrive à mettre la main, disons, sur les listes confidentielles des victimes de l'OGPU (police d'Etat de l'URSS sous Staline)?, s'interroge le rédacteur en chef du magazine historique Rodina (Patrie), Iouri Borissenok. Il en fait une publication à part avec des commentaires dramatiques sans se préoccuper du contexte, y compris de nombreux documents de notoriété publique associés aux mêmes personnages." C'est précisément ce qui se passait dans les années 1990, lorsque le but était de remettre rapidement en circulation des archives auparavant interdites. Il s'avérait alors qu'on fusillait des gens, mais on ignorait quelle en avait été la cause et la raison. Désormais, on a la possibilité de travailler calmement, c'est-à-dire d'expliquer le passé, sans être effrayé par lui et sans le justifier.
Voici un exemple intéressant: l'éveil du mouvement de protestation de décembre 2011-mai 2012 a coïncidé avec une avalanche de publications sur la genèse du mouvement révolutionnaire russe qui a provoqué les révolutions de 1905-1907 et de 1917.
On pourrait objecter en disant qu'il n'y a là rien de nouveau, car même aujourd'hui la révolution reste le point le plus sensible de l'histoire russe. La nouveauté réside dans la tâche elle-même fixée par les historiens: comprendre comment naît un mécontentement général afin de savoir comment le tuer dans l'œuf. On assiste à l'apparition d'une approche complètement nouvelle et conservatrice de l'historiographie russe, qui diverge de l'approche soviétique insipide et du dogme libéral habituel.
Précisons tout de suite qu'en ce qui concerne l'appréciation morale de la révolution de 1917, le verdict des historiens professionnels (aussi bien conservateurs que libéraux) est unanime: c'est un phénomène purement néfaste qui a interrompu le cours naturel de l'histoire russe. La baisse considérable du niveau de vie de la population dans les années 1918-1920, la destruction du marché agricole qui a entraîné la famine, la guerre fratricide. Tout cela est injustifiable, tout le monde est d'accord sur ce point.
La révolution des attentes surestimées
Mais pourquoi la rupture s'est-elle produite précisément en 1917? Quel en est la cause? La guerre, la famine, l'inégalité?
Les statistiques montrent qu'à la fin du XIXe et au début du XXe siècle la population russe vivait de mieux en mieux. L'inégalité en Grande-Bretagne était bien plus grande. Le rationnement de la nourriture en Allemagne, coupée pendant la Première guerre mondiale des marchés mondiaux, a été instauré en 1915, un an avant la Russie. Les récoltes en 1914-1917 en Russie étaient suffisantes. Alors pourquoi est-ce la Russie qui a été frappée par la "foudre"?
Dans son étude "Les leçons de la révolution de 1917, ou Qui a la vie dure en Russie", l'historien Boris Mironov arrive à la conclusion que ce ne sont pas les travailleurs qui ont initié la révolution de 1917, mais l'intelligentsia, ceux qu'on appelle les "cols blancs", un public semblable à celui qui s'était récemment (entre décembre 2011 et l’été 2012) rassemblé sur la place Bolotnaïa, à Moscou pour des manifestations antigouvernementales.
Ce n'est pas la famine (qui n'existait pas), ni même l'absence de réformes politiques et économiques (qui ont été réalisées avec succès depuis 1861, et avec bien plus de succès que les réformes russes dans les années 1990 et 2000), qui ont été la cause de la révolution de 1917.
La cause résidait dans ce que les sociologues appellent la "privation relative". Voici comment Boris Mironov explique le sens de ce terme dans son travail: "La croissance des besoins dépassaient constamment le niveau de vie atteint. Toutes les couches sociales, et avant tout l'intelligentsia, voulaient plus qu'ils n'en avaient déjà, et plus de ce qu'il était possible d'avoir à l'époque avec les ressources économiques et financières disponibles."
Qui a réveillé Ksenia Sobtchak?
Des causes de mécontentement qui rappellent quelque chose, n'est-ce pas? En suivant cette logique, les protestations actuelles ont été une sorte d'échos tardif de la crise de 2008-2009 qui n'a pas vraiment conduit à la diminution du niveau de vie de la "classe créative", mais a plutôt trompé les attentes de la croissance infinie et constante, très répandues en 2007 encore.
Toutefois, comme le prouve M. Mironov, aussi bien aujourd'hui que cent ans auparavant, le mécontentement des "cols blancs" n'était pas associés seulement aux attentes économiques surestimées. L'intelligentsia du début du XXe siècle, selon Boris Mironov, n'était pas non plus satisfaite du fait quelle n'avait pas "d’influence sur les processus sociaux et politiques du pays dans une mesure, selon elle, suffisante."
Cela semble une nouvelle fois très familier. Par ailleurs, en 20-30 années pré-révolutionnaires les limites de la liberté de l'homme russe instruit s'étaient significativement élargies. Des théâtres accessibles à tous, des journaux de diverses tendances et l'art progressif ont fait leur apparition à la charnière des XIXe et XX siècles.
Et alors? "Malgré tout, l'intellectuel russe moyen se sentait au début du siècle en position de marginal constamment confronté à l'incompréhension et à la résistance de l'environnement, avant tout du gouvernement', écrit Boris Mironov.
C'est probablement dans les annales de l'histoire qu'on pourra trouver la réponse à l'un des mystères de notre époque: de quoi manquait Ksenia Sobtchak ("Paris Hilton russe", fille de l'ex-maire de Saint-Pétersbourg et ancien chef de Vladimir Poutine)? A l'instar de nombreuses personnalités du début du XXe siècle, Ksenia Sobtchak a été victime de ses propres attentes qui augmentaient constamment et étaient en fin de compte exagérées. Elle a renoncé à Dom-2 (émission de téléréalité en Russie, équivalent de Loft Story) en pourchassant la chimère de l'influence politique. Pourquoi? Je pense qu'elle voulait exercer une activité sensée, sérieuse. Et si jusqu'à présent tous ses projets marchaient, pourquoi la chance ne lui sourirait-elle pas à nouveau?
Les échecs de la "classe créative"
Il y a cent ans, non seulement les attentes mais également les estimations du potentiel des "intellectuels radicaux libéraux" (propos de Boris Mironov) étaient exagérées. Après l'arrivée au véritable pouvoir en février 1917, ils ont complètement échoué. Le Gouvernement provisoire n'a pas réussi à garder le pouvoir. Et 20 ans plus tard, dans la roue sanglante de 1937, l'intelligentsia qui n'avait pas eu le temps de fuir le pays chantait les louanges de Staline et s'accrochait à un seul rêve: survivre. Pour beaucoup même cet espoir modeste s'est avéré exagéré.
"Qu'est-ce qu'on a fait?!", s’exclamait dès 1921 le poète russe Alexandre Blok. Lui, qui en 1905, maudissait les gendarmes, le trésor, les popes et l'empereur Nicolas II "inaccessible dans son isolement mystérieux".
A partir de ces informations, l'historien Boris Mironov tire des conclusions pertinentes pour la situation actuelle. Voici ses recommandations au gouvernement: "créer une réelle opposition" prête à prendre le pouvoir dans une rotation logique; "créer des soupapes légales pour exprimer le mécontentement, régler les conflits sociaux au lieu de les réprimer"; "satisfaire avant tout les exigences de la classe moyenne", car "le danger révolutionnaire émane bien plus de la part de cols blancs que des cols bleus".
Quant à la "classe créative", je pense qu'elle ferait mieux de se souvenir de ses prédécesseurs du siècle précédent et au moins ne pas reprendre leur rhétorique mot pour mot, comme cela se pratique aujourd'hui.
Contre le gouvernement, tous les moyens sont bons
Toutefois, les paradoxes de Boris Mironov ne sont qu'une partie d'un processus extrêmement intéressant de la formation d'un paradigme conservateur de l'histoire qui se déroule sous nos yeux. On assiste à une étude approfondie des courants révolutionnaire et contrerévolutionnaire du passé de la Russie. En fait, les historiens ont "réhabilité" les deux principaux contrerévolutionnaires du XIXe siècle – les empereurs Nicolas Ier et Alexandre III.
L'un des plus grands mystères du thème révolutionnaire est de savoir pourquoi au XIXe siècle déjà la communauté libérale russe était si encline à justifier la violence à condition qu’elle soit dirigée contre le gouvernement.
N'oublions pas que la révolutionnaire Vera Zassoulitch, qui a tiré sur le gouverneur de Saint-Pétersbourg, le général Trepov, en 1879, a été disculpée par les jurés, le public applaudissait à son procès et les meilleurs avocats avaient gratuitement pris sa défense.
En 1871, pendant le procès des complices de Sergueï Netchaïev, non seulement les avocats des accusés, mais également les journalistes épris de liberté soulignaient la jeunesse et l'idéalisme des accusés, en les qualifiant de "victimes de la tyrannie du gouvernement" et même de "citoyens pleins de bonnes intentions". Michel Bakounine (un révolutionnaire, théoricien de l'anarchisme et philosophe russe) et Nikolaï Ogarev (un socialiste russe, poète et journaliste, ainsi qu'un philosophe matérialiste), qui avaient émigré en Europe, justifiaient les actes de Netchaïev, en dépit de son monstrueux Catéchisme révolutionnaire, l'assassinat de l'étudiant Ivanov et leurs propres désagréments directement liés à Netchaïev.
Quel était l'origine de tout cela? En comprenant ces événements on pourrait peut-être se rapprocher de la compréhension de la soudaine compassion pour le groupe Pussy Riot (le groupe de punk-rock féministe russe connu pour avoir improvisé une "prière punk" dirigée contre Vladimir Poutine - ndlr), qui ne manque pas non plus de défenseurs en Russie et à l'étranger.
Parlons du rôle de l'étranger. Pendant plus de 70 ans, on étudiait l'histoire russe à la charnière du XIXe et du XXe siècle en se basant sur les congrès du Parti ouvrier social-démocrate de Russie (organisation politique marxiste révolutionnaire russe fondée en mars 1898 par Lénine), dont pratiquement la moitié (en 1903, 1905 et 1907) s'est déroulée à Londres. Aujourd'hui, la grande lacune est comblée peu à peu – les bolcheviks occupent une place dont ils sont dignes à cette époque parmi les partis marginaux.
Mais il ne faut pas quand même oublier Londres. De plus en plus de nouvelles publications expliquent l'entrain avec lequel non seulement Alexandre Herzen mais également les princes Dolgoroukov et Kropotkine, qui avaient émigré en Angleterre après la Révolution d'octobre 1917, cherchaient à créer une image de la Russie similaire à celle que crée aujourd'hui Boris Berezovski.
Il est stupéfiant de voir à quel point les Anglais y croyaient volontiers et continuent à y croire encore.
Cette tradition mosco-londonienne, hélas, ne s'est pas interrompue durant un siècle entier: si dans les années 1870 les amis anglais de Herzen l’aidaient à envoyer en Russie des brochures subversives dans des valises à double fond, en 1904 les socialistes britanniques ont envoyé en Russie des armes dans des tonneaux de graisse de porc. Et, évidemment, toute la presse libérale russe de l’époque s'indignait des tentatives pour présenter les destinataires de ces "colis" comme des "agents étrangers". D'ailleurs, ils ne l'étaient pas: la révolution était nécessaire avant tout à Lénine lui-même, et non pas à ses commanditaires qui sont restés le bec dans l'eau. Bref, l'histoire continue, elle ne se termine jamais en se répétant dans les détails les plus surprenants, d'où son charme.
L’opinion de l’auteur ne coïncide pas forcément avec la position de la rédaction