On n’a souvent pas cette chance. Ecouter les meilleurs esprits sur un sujet qu’ils maîtrisent à fond et cela non pas cinq minutes à la télévision entre deux autres choses, mais dans un cadre authentique, avec son ambiance d’échange intellectuel. Grace au progrès technique, il est devenu possible de suivre ce qu’on a manqué ou ce qu’on n’aurait jamais vu autrement. La période des vacances se prête parfaitement à ce genre de rattrapages et découvertes. En effet, il y a quelque temps la fondation Singer-Polignac qui porte le nom de l’inoubliable mécène que fut la princesse de Polignac a accueilli dans son superbe hôtel du XVIe arrondissement de Paris un colloque intitulé « Ecrire et réécrire l’histoire russe » ayant pour but de réexaminer l’élaboration de l’Histoire russe en tant que mythe culturel, depuis l’établissement de l’Empire russe (1547) jusqu’à la veille de sa chute. Disons de suite que les curieux peuvent voir les interventions sur le site de la fondation en version intégrale. Et c’est une vraie plongée dans le passé exploré par les meilleurs historiens et historiographes venant des plus prestigieuses institutions mondiales comme l’Institut de l’histoire universelle de Russie, la Sorbonne ou encore l’Université de Californie. Quelques exemples de sujets scrutés : « Reformulation du passé en des temps d'attentes eschatologiques », « La loi au passé et au présent ou les juristes comme « autobiographes de l'état », mais aussi « Ivan le Terrible face à la censure russe du XIXe siècle », « Boris Godounov dans l'historiographie et la littérature », « L'histoire et le Domostroï », ce code éthique du XVI siècle.…
Mais pourquoi, en général, un tel thème et une telle distance temporelle ? D’abord parce que écrire et réécrire l’histoire sont des actions intimement liées entre elles qui viennent à l’ordre du jour à chaque nouvelle étape historique - au moins, en Russie. Comme l’a signalé le professeur P. Gonneau, un des organisateurs de la conférence, « l’élaboration d’un grand narratif de l’histoire russe est contemporaine du premier tsar Ivan IV . Dès cette époque écrire l’histoire russe est devenu un projet d’utilité publique, une commande ». D’où cette nécessité récurrente de sa remise à jour. Or, Pierre le Grand qui refonde l’empire russe est lui aussi soucieux de donner une interprétation de son action : un des hommes de son époque, Tatichtchev, est considéré aujourd’hui comme le premier véritable historien russe. Plus tard, au début du XIX siècle, il y aura la commande confiée par Alexandre I à Karamzine, auteur de l’Histoire générale de laRussie, et ainsi de suite jusqu’à la parution du Cours d’histoire russe par Vassili Klioutchevski, l’historien russe le plus réputé avant la révolution bolchévique. Chaque nouvelle histoire est ainsi marquée par des accents idéologiques de son époque mais aussi par des choix individuels et les sensibilités de son auteur. C’est pourquoi les jugements portés sur le passé russe sont tellement variés et nourrissent, aujourd’hui encore, les opinions les plus diverses. Cependant le passé de la Russie est plus solide que son présent et son avenir : simplement parce qu’il est déjà vécu et permet d’y réfléchir calmement, y compris pendant les vacances.