« Sentiers, sentiers, où allez-vous ? »

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La dernière manif de l’opposition russe a eu lieu le 12 juin à Moscou et a rassemblé un nombre considérable de protestataires. Selon diverses estimations, les chiffres oscillent entre 16.300 et 50-60.000 personnes … et encore que l’on s’appuie sur des probabilités mathématiques plus ou moins fiables.

En tout cas, les 200.000 individus annoncés par Ilia Ponomarev paraissent virtuels, car, compte tenu de la surface du terrain accordée au meeting, on devrait s’imaginer que les participants étaient disposés en pyramides humaines ou entassés les uns sur les autres en compote. Les calculs conduisent donc à des résultats maintes fois plus modérés : de 16.000 à 40.000 au grand plus.

Quand on aime, on ne compte pas. Ce constat, dans le contexte abordé, concerne visiblement les leaders d’une opposition assez fantaisiste dans sa façon d’être, dans ses propos, dans ses hypertrophies cocasses. Messieurs Oudaltsov, Ponomarev, Navalny aiment vraiment leurs convictions et les gens qui sont partants pour les trimbaler dans les rues sous forme de slogans aliénés de par leur redondance et futilité générale. Pas de programme, pas de suggestions un tant soit peu applicables, rien que des singeries et des perrucheries du type Barre-toi Poutine. Pourquoi une telle obsession ? Est-ce de la sottise gratuite ? Une crise de nerf qui n’a que trop duré ? Ou alors, serait-ce une manie anarchiste bien probablement soutenue de l’extérieur ? Je pense en effet qu’on y trouve un peu de tout et c’est cela qui est intéressant. Ce qui branche, en fait, c’est l’inégalable particularité des mouvements de protestation russes et surtout moscovites auxquels nous assistons depuis décembre, une particularité que l’on soupçonne, non sans raison, nationale. Tâchons de nous pencher sur ses origines réelles.

Nicolas Berdiaev, philosophe-existentialiste russe de langues russe et française, a porté une réflexion objective et synthétique sur ce phénomène assez curieux que l’on appelle l’intelligentsia. Cette dernière, selon les dires de Berdiaev, a toujours souffert de ce qui se traduit littéralement comme manque de fondement,je pousserais presque jusqu’à la traduction radicale de déracinement. Sans cesse animée par des idées, de façon prépondérante, sociales, elle s’y est toujours vouée corps et âme au point d’oublier, dans sa candeur infernale, qu’idéalisme et fanatisme vont si bien de pair qu’ils effritent, à court ou long terme, les idées les plus attirantes. La rêvasserie sociale de l’intelligentsia a fait couler tant d’encre que le XIX siècle en a abondamment maculé sa politique, enfermée comme elle s’est trouvée dans des ouvrages de critique littéraire et de philo, nourrices en intraveineuses des meilleures consciences de l’époque. En déduisant l’inefficacité de l’intelligentsia russe, Berdiaev met en plus le doigt sur le clivage interne qui l’a toujours caractérisé. Ce démembrement symptomatique n’a fait que fragiliser une élite suspendue dans les nuages et qui a donné non seulement à la Russie, mais aussi au monde, des penseurs tels que Tchaadaïev ou Tchernychevski. Le credo de ces gens – credo devenue, hélas, typiquement russe – est celui d’une paranoïa incurable qui consiste à croire que le monde est mauvais par définition et qu’il ne reste par conséquent qu’à lui opposer un idéalisme … agressif. Aveugle. Obstiné. On voit bien que le clivage dont il vient d’être question a commencé par un sentiment de méfiance tout voltairien, gobalissime et irrationnel, à l’égard du monde. Nous en venons au hic final de la problématique. Voltaire, me direz-vous, c’est bien la France, l’Occident, un humanisme sceptique et modéré. Et bien, vous aurez entièrement raison ! Conscient de cette bizarrerie, Berdiaev l’interprète en ce sens que l’esprit critique de l’intelligentsia claudique, qu’elle criticaille plus qu’elle ne fait l’effort de critiquer, enfin, qu’elle excelle à dogmatiser des hypothèses passagères – hypothèses sociopolitiques, certes, de valeur ! – mais qui n’en demeurent pas moins des paradigmes destinés à la critique. Pour exemple fondamental : le marxisme. Pour un autre exemple, cette fois scientifique, le darwinisme, absorbé d’une telle façon que l’un des plus grands philosophes russes du XIX, Vladimir Soloviev, pourtant assez réservé dans ses répliques, en fera un pseudo-syllogisme moqueur, comme quoi les nihilistes russes confessent un humanisme appuyé sur le fait que nous tous, êtres humains, descendons des singes, ergo, nous nous devons de nous entraimer. Par solidarité génétique, ajouterais-je en soupirant.

Serait-ce donc en vertu du même sentiment que l’opposition – intelligentsia antérévolutionnaire dépoussiérée et repeinte à la XXI siècle – traîne dans les rues, assez souvent, aux heures de travail, et installe des tentes en plein centre-ville ? Probablement. Pour Berdiaev, l’intelligentsia souffre. Elle boude, car le monde lui est hostile. Elle souffre de la souffrance de l’insatisfait insatiable.

Ce n’est pas pour rien que j’ai répété trois fois le mot souffrance. Ce terme se retrouve dans l’article du philosophe russe Serguei Roganov, commentateur du quotidien gazeta.ru. « Les souffrances des millions illusoires », tel est le titre de cet article un peu confus mais qui n’en a pas moins le mérite de dénoncer l’absurdité totale avérée depuis belle lurette des meetings. L’intelligentsia, désignée ici comme « classe créative », ruminerait une colère blanche contre elle-même, contre Poutine qui, au lieu de se rendre au sommet du G8, débarque à Nizni-Taguil pour aller soutenir le « labeur » des ouvriers de l’usine Uralvagonzavod, qui, au lieu de frétiller de la queue devant un Occident pro-américain, se rend dans une Chine communiste. La « classe créative » serait prête à pardonner à Poutine les mesures de restriction adoptées vis-à-vis des manifs pourvu que celui-ci réoriente sa politique vers cet Occident qui a toujours étrangement captivé une certaine catégorie de la population russe. Pour reprendre la comparaison de Mr. Roganov, la classe protestataire s’apparente à l’Homme absurde d’ Albert Camus. Le suicidaire au rocher sur le dos qu’il traîne jusqu’à un sommet inaccessible, Sisyphe dans toute sa splendeur, voici l’emblème de l’opposition russe. Souffrances inouïes que sous-tend l’idiotisme d’un manque d’estime tourné contre soi, une position suicidaire parce qu’inconsciente et au surplus indéracinable. L’idiotisme bat son plein lorsqu’on entend un certain Konstantin Eggert crier au diable parce que Uralvagonzavod n’existe qu’aux généreux dépens de donateurs expatriés dont le nombre est estimé à des centaines de milliers. On se demande alors où trouver ce million issu du délire protestataire qui serait partant pour défiler dans les rues de Moscou ! Serguei Roganov s’épanche copieusement sur les détails de la tragédie macabre que vit l’intelligentsia actuelle, sa stérilité intellectuelle, son agonie sociale. Le problème dans tout cela, c’est que, tout de même, il est maladroit au plus haut degré de balancer dans le même panier la classe créatrice et l’élite intellectuelle ou élite tout court, dans laquelle on retrouve aussi bien, par exemple, le professeur d’université, le chirurgien et l’officier de marine. Il ne faut pas oublier non plus que, toujours selon Nicolas Berdiaev, il est deux types d’élite, l’une appliquée à dénigrer, à fissurer – verbalement, bien sûr – tout ce qui se fait, l’autre, constamment à l’ombre, qui fait son travail sans broncher, sans se répandre en jérémiades de bégueules. Donc, je ventilerais volontiers les thèses un peu maximalistes de Mr. Roganov.

Intelligentsia, mentalité, dogmatisme poussé à l’extrême… la base théorique est là. L’essentiel est de se pencher à présent sur le pronostic annoncé par des experts politologues concernant les scénarios éventuels qui pourraient ponctuer les manifs oppositionnaires. Selon diverses sources analytiques, dont, plus particulièrement, celle de L’Agence des communications politiques et économiques, deux voies seraient envisageables : soit l’opposition s’enlisera de plus en plus dans ce mauvais jeu que sont les spectacles chaotiques des rues et perdra, de fait, le soutien de toutes les couches sociales, soit elle passera à des actes concrets qui pourront aller du soutien juridique des citoyens à la fondation d’un nouveau parti politique, nous savons, par exemple, que c’est là point par point le projet de Mr. Koudrine, ex-ministre des finances. Ces deux hypothèses se confirmeront peut-être dans trois ans, car c’est bien le délai, avec quelques variations infimes, retenu par la majeure partie des experts qui se sont prononcés. Enfin, à noter que le clivage évoqué par notre expert du début du XX siècle, Nicolas Berdiaev, est plus que jamais d’actualité, un thème à traiter d’urgence puisque l’on voit se côtoyer avec une virulence hors pair des libéraux, des nationalistes, des anarchistes et des communistes, etc. De quoi, derechef, relire bouche bée ses classiques ….

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