Crée en 1789 par Catherine II, consacrée en 1835, soit 46 ans plus tard, par le vice-doyen de Moscou, Monseigneur Igor Motchoulevski en présence « de toutes les autorités de la ville », l’histoire du Temple connaîtra une culmination tragique après la Révolution d’Octobre lorsque le service des prêtres en sera réduit à devenir clandestin, voire sporadique, puisque dès 1922 seuls deux prêtres non francophones seront habilités à célébrer leur office. Avec une moyenne constante de 25.000 à 30.000 paroissiens, on s’imagine aisément l’enjeu que cela pouvait représenter. Comme toute Eglise confrontée au fléau bolchevique, Saint-Louis n’a pas échappé à son propre chemin de croix, mêlé qu’il fût aux sentiers tortueux du lot commun. Martyrs, victimes de procès truqués, montés de toutes pièces par des tchékistes antithéistes aux mains déliées, la chapelle en aura vu de toutes les couleurs. La visite-éclair du Général de Gaulle en 1944 n’apportera qu’un bref moment de répit, des éclaircies plus ou moins durables ne devant pas se faire attendre avant les années 50 quand le dernier curé français de la période stalinienne cédera la charge de l’Eglise à des prêtres soviétiques originaires des pays Baltes et, comme de bien entendu, soumis à la surveillance du Conseil pour les affaires religieuses et ce jusqu’en 1990. En 1991, la paroisse sera remise à la disposition de la communauté française et redémarrera des offices en français sous la régence du nouveau curé, le Père Bernard Le Laennec. Prêtre assomptionniste, excellent connaisseur de l’Eglise russe orthodoxe ayant passé toute l’année 1989 au sein du monastère Zagorsk actuellement plus connu sous le nom de Serguei Possad, le Père Bernard ne repartira dans son Morbihan natal qu’en 2008.
A l’époque, en ma qualité d’étudiante en philo, j’ai eu plus d’une fois l’opportunité de questionner cet éminent breton sur les prodigieux dédales de la théologie apophatique, sur les particularités du culte orthodoxe, sur l’histoire de Saint-Louis. Il arrivait parfois même que je m’attarde derrière l’autel pour arranger les fleurs de lys dégarnies dont les pétales traînaient ça et là sur le marbre grisonnant des marches, que je retire les cierges consumés de leurs niches. Et voici qu’un jour, alors donc que tout en bricolant nous discutions des campagnes napoléoniennes et des répercussions qu’elles donnèrent sur le sort ultérieur de la Russie, Père Bernard me demanda si je connaissais une certaine Mme. Rostopchine … Je lui répondis en toute sincérité que non. Mais comment donc ?! – rétorqua-t-il bien surpris ! Vous n’allez pas me dire que vous ignorez les œuvres de la bonne vieille comtesse de Ségur ? – Mais que nenni, qui ne connaît pas l’auteur des Petites filles modèles et des Malheurs de Sophie ? Je me surpris à sourire avec une nostalgie mal réprimée, car cette référence hyper classique d’une enfance modèle française ma transporta comme par enchantement en plein centre de cette rue toujours ombrée qu’est la rue Chomel. Fin CE2. Premier prix en rédaction. La Comtesse de Ségur pour récompense. Secouant des poussières de nébuleuses égarées à des années-lumière, je revis ce texte jonché de dialogues excessivement éloquents, parfois sirupeux, parfois hystériques et inaccessibles de par leur sens hypertrophié à l’esprit moderne, et néanmoins doué d’un charme intarissable et largement confirmé par le nombre de tirages vendus à ce jour. – Sophie Rostopchine, continua le Père Bernard, n’a pas eu la vie facile … en tout cas, la marque indélébile qu’ont laissé son départ en France et un mariage malheureux avec Eugène de Ségur se retrouve dans presque chaque ligne… – D’où le sadomasochisme suspect de certains de ses livres, ajoutais-je non sans sarcasme. – Oui et non, plutôt un dédoublement de la personnalité conditionné par un dérapage douloureux sur deux cultures alors adverses. – C’est-à-dire ? – Et bien, le père de la comtesse, Féodor Rostopchine, était gouverneur de Moscou pendant notamment la Guerre Patriotique de 1812. Ce fût bien ce haut fonctionnaire, alors resté dans l’ombre, qui de son propre chef aurait ordonné de brûler Moscou pour éviter que la ville ne tombe entre les mains des troupes françaises. Bien plus tard, Sophie confiera avoir vu « comme une aurore boréale sur la ville ». On n’a aucune peine à se figurer les sentiments qui agitaient alors l’esprit de l’adolescente et la hargne qu’elle aurait certainement dû cultiver à l’égard de l’envahisseur. Les voies de l’enfer sont pavées de bonnes intentions, se plaît-on à constater et le constat a manifestement valu pour Mr. Rostopchine : vu la réprobation aigue des aristocrates, commerçants et autres classes sociales qui ont perdu leur gîte, l’audacieux gouverneur tombe dans la disgrâce la plus totale. Tenant à conserver son honneur saine et sauve du ressentiment public, Féodor s’exile en 1814 en Pologne, puis en Allemagne et en Italie avant de s’installer temporairement en France, trois ans plus tard. L’accueil qui lui sera accordé dans tous ces pays sera exceptionnel puisqu’on aura tendance à voir en lui un sauveur de la monarchie, une sorte d’anarchiste qui à un moment donné, quitte à en pâtir lui-même, s’est fait fort de devancer d’une façon radicale et originale les ordres du tsar. Contre-symétrie déroutante : Sophie Rostopchine épouse le neveu du général Philippe de Ségur, aide de camp de Napoléon qui avait manqué de peu de périr dans l’incendie généralisé de Moscou. Quoi que la Guerre Patriotique ait été baptisée, non sans distance condescendante, de chevaleresque, on ne puit fermer les yeux sur les tensions particulières qui hantaient cette union aux perspectives finalement assez piètres.
Les œuvres tardives de la comtesse de Ségur laissent entrevoir cette hantise du déchirement, de cet écartèlement non point culturel, mais historique et personnel, assaisonné des relents d’une enfance asservie au culte d’un catholicisme auquel la petite Sophie a été convertie par sa propre mère au dépit de son bon vouloir. Les Mémoires en dix minutes (rédigées en 1823 ?) par son père, Feodor Rostopchine, diffuse l’image écorchée d’un homme littéralement écœuré par son enracinement dans la culture française, écœuré, en conséquence, dans son for intérieur, par lui-même : « Toute tête française n’est qu’un moulin à vent, une maison de fous », « Le langue française est la peste morale du genre humain et, comme exprès, on cherche à l’introduire partout ». Et néanmoins, comme s’il négligeait ses propres dires, sept ans plus tard, Mr. Rostopchine rédigera ses Mémoires supra-synthétiques (quelques paragraphes étalés sur trois pages) en français ! « Ma vie, résumera-t-il, a été un mauvais mélodrame à grand spectacle, dans lequel j’ai joué les héros, les tyrans, les amoureux, les pères nobles, mais jamais les valets » (in. Chapitre XII, Analyse de ma vie). Cette âme « blasée », pour réemployer l’adjectif de Feodor en personne, s’est retransmise à sa fille, grand écrivain pour la jeunesse dont la biographie, les tourments internes, dépassent de beaucoup les frontières de son temps.
L’histoire mouvementée de la famille Rostopchine est intimement liée à celle de la paroisse Saint-Louis via la figure emblématique de l’abbé Adrien Surugue (1753-1812) qui en deviendra le curé et convertira la comtesse Rostopchine au catholicisme.
Voici donc ce que me raconta, à ses heures laborieuses, le bon Père Bernard. Quant à moi, je ne suis en aucun habilitée à juger de cette conversion, de l’attitude de Feodor, des incertitudes de sa fille. L’important, c’est de savoir écouter les murs, à voir en certains lieux des points de jonction extraordinaire en lesquels s’entrecroisent les destins les plus ambigus.