Le théâtre et ses déclinaisons humanistes

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Qu’il soit « pur » ou « existentiel », l’humanisme n’aspire et n’a toujours aspiré qu’à une seule fin : le relèvement de la dignité humaine ainsi que le culte de son épanouissement sous toutes les formes pensables.

Cette définition, telle que nous la retrouvons, en pratique, au cœur de la Renaissance, telle qu’elle apparaît chez les Lumières, ensuite chez les personnalistes et existentialistes du XX siècle, suppose d’emblée que nous avons affaire à une conception intégrale de l’homme en harmonie avec lui-même, bénéficiaire de tous ses moyens intellectuels et physiques. Or, depuis voilà bientôt trois décennies, en France comme en Russie mais dans une moindre mesure, on se rend compte de l’attention particulière qui est portée au monde de l’handicap, de l’invalidité, de l’insuffisance quelle qu’elle soit. C’est en 1982 qu’a été crée, à Lyon, Handicap International, organisation non-gouvernementale visant à améliorer la qualité de vie des handicapés dans le monde et la perception que nous en avons. Sept ans plus tard, en 1989, l’association « Kroug » ou Cercle, en français, voit le jour en Russie. Petit groupe théâtral consacré à la réhabilitation d’enfants handicapés, physiques et mentaux, le Cercle a bouleversé le mutisme ambiant de la société face à l’insupportable thématique de l’aliénation.

Premièrement, l’émergence d’un tel projet a bien entendu fait pendant au climat sociopolitique de la Perestroïka, climat d’un côté, certes, chaotique, d’un autre, libéralisateur. Deuxièmement, il est à préciser que la nouvelle vague d’étude des écrits de Lev Vygotski, psychologue russe qui a beaucoup donné entre les années 20 et 30, a presque en tout justifié la théorie du « private speech » ou soliloque apparenté au discours intérieur de l’adulte. Pour Jean Piaget, psychologue suisse, le langage de l’enfant équivaut à une série de rêveries verbalisées, sans plus, conception qu’a vertueusement détruite Vygotski. Commentant « Pensée et Langage », œuvre du psychologue russe, Laura Berk, professeur de psychologie à l’université de l’Illinois, a rendu raison à la majeure partie des thèses qui y étaient exposées, renchérissant sur le fait que le « private speech » a toujours été un facteur « essentiel au développement cognitif de l’enfant » dans la mesure où il suscite et favorise ultérieurement l’accomplissement des tâches. Comme Vygotski s’en tient à une optique relativement collectiviste du développement de l’enfant, la reconnaissance du rôle primordial du langage interne ou privé ouvre grand la porte à l’introduction du théâtre dans le processus éducatif, quintessence du verbe collectivisé.

Le metteur en scène de tous les spectacles du Cercle, Mme Natalia Popova, a systématisé sa vision des fondements du processus de réhabilitation socioculturelle en évoquant dix points capitaux que je résumerais synthétiquement en quelques thèses, avec cette précision importante qu’un enfant handicapé suit le même chemin, le même principe d’épanouissement que celui de n’importe quel autre. Ainsi, toute personne s’épanouit dans le milieu qui lui est propre, c’est-à-dire parmi ses semblables. S’il se retrouve hors contexte ou en marge de sa culture à lui, l’adulte et a fortiori l’enfant éprouvent ce que l’on appelle une crise identitaire des plus sérieuses. Conclusion : un enfant présentant telle ou telle aliénation doit être intégré à un groupe de semblables dans lequel il se sentirait à l’aise et au cœur duquel on tiendrait compte de la spécificité de ses besoins. Une interaction animateur-enfant se révèle non moins essentielle que la relation entre enfants eux-mêmes. Ce système de hiérarchies très dur, très formel et ritualisé qui nous ramène à des époques antédiluviennes se pose en réalité comme une nécessité dès que l’on pénètre dans le domaine de l’aliénation. Les sujets concernés s’y retrouvent avec beaucoup plus d’aisance,  en toute connaissance du ou des rôles qu’ils ont à endosser. Pour ce qui est de l’efficacité avérée du théâtre thérapeutique, le point de vue est unanime : via la trinité psychanalytique « corporalité-affectivité-socialisation » qui est mise en œuvre dans chaque pièce jouée, le processus, lentement mais sûrement, tend à aboutir. Le mécanisme n’a rien de sorcier et consiste à concilier les facultés des hémisphères droit et gauche, c’est-à-dire, respectivement, la réflexion par analogie, la représentation d’une image par le biais d’un modèle visuel et spatial préconçu, sorte d’a priori  très souple qui permet de modeler, de manier à sa convenance n’importe quel élément de la réalité et, concernant l’hémisphère gauche, la réflexion logique verbalisée, cela par l’intermédiaire d’exercices manuels appliqués à des efforts d’imagination.

Ce disant, Mme. Popova boucle ses thèses en constatant que le théâtre, loin d’être un luxe culturel, se présente comme une entité bienfaitrice, presque une baguette magique qui offre aux enfants handicapés ce que la société seule ne saurait véritablement leur offrir : l’humanisation  de leur personnalité, une adaptation plus ou moins productive aux exigences de notre siècle. Il faut par ailleurs noter que le succès du « Cercle » n’encourt pas le risque d’être démenti puisqu’on en a eu des nouvelles en Grande-Bretagne, en Allemagne, en France, en Belgique, en Espagne, en République Tchèque et dans quelques pays de l’ex-URSS.   

Semblable au « Cercle »,  les classes « Musique et Théâtre » en France mettent tout autant en exergue le pouvoir quasi-enchanteur du jeu théâtral pour les enfants handicapés « dont les capacités permettent cependant un dialogue [et la mise] en place d’un projet de sensibilisation ». Conditions requises pour les animateurs : une connaissance détaillée du diagnostic, un dialogue permanent avec les parents, enfin, une stricte adaptation aux capacités de chacun. Tout comme au sein du « Cercle », les cours alternent, à part égale,  une approche individuelle et collective.

En attendant de rencontrer Mme. Popova, je ne me poserais qu’une seule question … peut-être bien déplacée, sans allusion négative aucune et pourtant … cette attention soutenue à l’égard du monde de l’aliénation, de la défaillance mentale notamment, serait-elle corrélée à l’émergence d’un nouveau type d’humanisme ?

Ou alors, et je n’irais pas opposer ma première hypothèse à celle-ci, n’y aurait-il pas un certain retour en arrière, une espèce d’atavisme social dans la mesure où la tendance est forte de rapprocher conscience aliénée et conscience archaïque ? Mais alors pourquoi ? Cette tendance bientôt vieille de trente ans coïncide avec la dégénérescence de l’art et une marginalisation de la pensée doublée d’une remise en question de la notion de « norme ». Le théâtre empiète alors sur le quotidien (non l’inverse !), accordant au nouvel humanisme une saveur particulière, celle du jeu, de la spontanéité, du subconscient qui n’en finit pas de froisser les frontières de la conscience, de défier tous les tabous. Cet élargissement, issu d’une problématisation purement philosophique, ne touche aucunement la reconnaissance infinie que suscite le travail de titan de Mme. Popova et de ses collègues, quel que soit le pays où ils œuvrent.        

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