Aux Français de fait et de cœur

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A l’heure où j’écris, nous sommes le 1er mai. Les arbres se coiffent de leur plus belle verdure, les oiseaux entonnent en chœur leurs plus charmants cantiques accompagnant les ruisseaux des environs moscovites. Aux traditionnelles manifs du premier jour de mai se mêlent les défilés folkloriques de la jeunesse sur l'Ancien Arbat, des concerts de tout genre en pleine rue, des animations qui signalent que voilà donc, enfin, Moscou s'ouvre à une longue période d'insouciance qui ne cessera qu'avec les averses de fin septembre.

« Ils étaient vingt et trois quand les fusils fleurirent

Vingt et trois qui donnaient le cœur avant le temps

Vingt et trois étrangers et nos frères pourtant

Vingt et trois amoureux de vivre à en mourir

Vingt et trois qui criaient la France en s'abattant ».  

            

Nous sommes le premier mai, le soir s'abat avec un bien léger soupçon d'orage. Le ciel, plus versatile que jamais, nous fait peut-être allusion à la délicieuse liesse de ces jours fériés tout autant qu'à la date qui s'annonce … le 8 mai ou le 9, selon les pays, les fuseaux horaires, à ce jour empreint de triomphe et de peine, contradictoire pour la France, héroïque dans son ensemble pour l'URSS, contradictoire et héroïque, tout à la fois, pour ces groupes dispersés et pourtant si bien organisés qu'étaient ceux de la Résistance française. Plus que des organisations armées et partageant des convictions unanimes, ces réseaux réunissaient des combattants de toute nationalité, plus particulièrement, aux côtés des français de souche, des polonais, des russes et des arméniens. Si nous devons, ne serait-ce qu'en pensée, rendre hommage à chacun d'entre eux, il n'est ni en notre pouvoir, ni en notre compétence de faire un récit détaillé des exploits accomplis. C'est à ce seul égard que nous ne nous arrêterons que sur deux russes et un arménien, ces trois-là qui au gré de leur talent et des circonstances dans lesquelles ils ont été placés ont fait, ni plus ni moins, leur devoir d'Homme.

« Nul ne semblait vous voir Français de préférence », remarqua le poète Louis Aragon, chantre de la Résistance, dans l'un de ses poèmes poignants, « L'affiche rouge » ou « Strophes pour se souvenir », dédié au groupe de Missak Manouchian. Vous ! Vous les arméniens, dix arméniens en l'occurrence, fusillés en février 1944 comme une « bande de terroristes » et membres de « l'armée du crime » responsable de 56 attentats ! Grandiose et dramatique passage sur terre que celui de Missak. Né dans la ville turque d'Adıyaman dans une famille de paysans, il perd très tôt ses parents et a la chance d'être recueilli, avec son frère, par une famille kurde. Peu de temps après, c'est le transfert dans un orphelinat de Syrie qui l'attend où il reste jusqu'en 1925. A 19 ans, le futur héros de la Résistance débarque à Marseille, puis monte à Paris où il est seul à subvenir à ses besoins et à ceux de son frère, gravement malade et mort en 1927. Travaux irréguliers, inscription à la Sorbonne en tant qu'auditeur libre, Missak aura tout vu, tout tenté et cela brillamment. C'est ainsi qu'il fonde deux revues dans lesquelles il publie des articles de qualité sur la littérature française en composant lui-même des poèmes. C'est ainsi qu'il adhère au PC et au HOC ou Comité de secours pour l'Arménie, devenant un peu plus tard rédacteur en chef du journal du HOC dont, on en tiendra compte, le rôle initial était de contribuer au soutien de l'URSS, puis, dès 1936, à la défense de la République espagnole. 1939. Un mois après la signature du pacte germano-soviétique le PC est interdit en France. Première consternation. Juin 1940. Défaite de l'armée française, Manouchian est toujours sous contrôle comme ex-membre du parti communiste. 22 juin 1941.

L'Allemagne envahit l'URSS, Manouchian se retrouve incarcéré dans le fameux camp de Compiègne d'où il sera libéré faute de charge. Mais voici que le temps presse, voici que la France est à genoux, le parcours professionnel et spirituel de Missak a définitivement forgé en lui le français arménien ou l'arménien français, qu'importe après tout. Entré dans le militarisme clandestin en 1941, il est affecté en 1943 au groupe des Francs-Tireurs-Main-d'oeuvre immigrée de Paris. L'efficacité et le zèle indicible de ces groupes demeure incontestable puisque l'on sait que dans la brève période de août 43 à la mi-novembre 43 près de trente opérations ont retenti dans Paris. Hélas, les services de renseignement ont eux aussi fait leur sombre travail, ce qui a conduit à 68 arrestations dont celle de Missak le 16 novembre 1943. Incarcéré, torturé, ce Français plus que Français fût exécuté le 21 février 1944. Deux heures avant sa mort, il eût l'heureuse possibilité d'écrire une lettre à Mélinée, sa femme. Certaines phrases du message seront reprises par Louis Aragon dans « l'Affiche rouge », poème ainsi nommé par allusion à cette affiche immonde qui apparut dans la capitale après la mise à mort des Résistants arméniens et sur laquelle on pouvait voir dix visages, dont celui de Missak, au centre, avec une inscription faisant d'eux des meurtriers gratuits, des monstres sans foi ni loi. 

Le chemin tortueux de Missak est de loin comparable, par ses péripéties, par son sens de l’engagement, à celui de Boris Vildé. Né en 1908 à Saint-Pétersbourg de père et de mère russes, il dût quitter l’URSS en 1919 pour se réfugier en Estonie. C’est là qu’il achève ses études, commence à fréquenter la bohème littéraire et compose des poèmes en russe. Très pauvre, il accumule les petits emplois puis, après être passé en Lettonie, rejoint l’Allemagne où il apprend l’allemand, continue à mener une vie bien modeste à Berlin en faisant notamment des traductions. Ayant trouvé un emploi de lecteur à l’université de Iéna, il participe à la lutte contre la montée du fascisme. C’est dans ce cadre qu’il rencontre André Gide qui se dit prêt à l’accueillir en France. En 1932, Vildé arrive à Paris où il ne tarde pas à faire connaissance du directeur du Musée de l’Homme, Paul Rivet.

1936 : excellente nouvelle ! Boris Vildé est naturalisé français obtenant, l’année suivante, un diplôme de langue allemande à la Sorbonne. C’est ainsi qu’il se retrouve chargé du département des civilisations arctiques au Musée de l’Homme. Cet évènement donne lieu à de multiples missions qui seront brutalement interrompues en 1940. Mobilisé en juin dans l’armée française, fait prisonnier dans les Ardennes un mois plus tard, il réussit à s’évader et retourne aussitôt à Paris. Tout comme Missak, Boris n’attend pas : la montée en puissance du nazisme, son expansion, pareille à celle de la peste, le poussent à agir immédiatement et dans la mesure des moyens accessibles, ceux d’un intellectuel de haut niveau. A la tête de ce qu’on désigne comme « le Comité National de Salut public » (rétrospection nominale intéressante du Comité révolutionnaire) ou, un peu plus récemment, « Réseau du Musée de l’Homme », Vildé rédige des tracts antinazis, dont l’un des plus célèbres, « Vichy fait la guerre » est encore son œuvre, tout autant que la première page du premier numéro du non moins célèbre journal Résistance. En début 1941, Vildé se rend en zone Sud pour recruter et prendre des contacts à Toulouse, Marseille, Lyon, sur la côte d’Azur. Mais voici que le vol touche à sa fin, voici que sonne le clairon, que ses bras, grand ouverts, épousent la croix. Dénoncé par deux judas du Musée de l’Homme, Vildé est arrêté par la Gestapo place Pigalle, emprisonné onze mois durant puis fusillé au fort du Mont-Valérien en fin de procès le 23 février 1942. Cet homme, Français autant que l’était Jean Moulin ou Missak Manouchian, a trouvé son dernier refuge au cimetière d’Ivry, à côté, il faut le souligner, des tombes des fusillés du groupe Manouchian. Résister jusque dans la mort, « aim [er] la vie à en mourir », comme l’a si remarquablement formulé Aragon à la fin des « Strophes pour se souvenir ».

Sabotages, pamphlets, renseignements secrets … chacun lutte comme il veut, comme il peut, pourvu qu’il lutte. Le chant, on le sait empiriquement, n’y est pas pour rien, surtout quand il est question d’un hymne, le « Chant des Partisans » aussi appelé « la Marseillaise de la Résistance ». Cet hymne si français a été écrit, à l’origine, en russe, puis mis en musique par une certaine Anna Betoulinsky, connue depuis sous le nom d’Anna Marly. Née durant la Révolution d’Octobre au cours de laquelle son père est fusillé, Anna est toute petite lorsqu’elle quitte la Russie avec sa mère et sa gouvernante. Pour ses quatorze ans, on lui offre une guitare dont elle ne se séparera plus jamais et qui déterminera donc, qui l’aurait pensé, sa vie future et le rôle qui lui incombera de jouer, au sens propre du terme, pendant les années noires. En mai 1940, alors que la « Drôle de guerre » tourne à sa drôle de fin, Betoulinsky alias Marly gagne, via l’Espagne et le Portugal, Londres où elle s’engage comme cantinière au quartier général des Forces françaises libres de Carlton Garden. En 1942, inspirée par son immense talent et une foi infinie en la Résistance, elle compose le symbole écrit et chanté de cette dernière. La version française apparaît grâce aux écrivains Joseph Kessel et Maurice Druon, oncle et neveu, ayant en outre tout deux des racines lituaniennes et russes. Vaste, bouleversante ou émouvante, parfois teinte d’une philosophie amère, l’œuvre d’Anna Marly compte près de 300 chansons. Edith Piaf interprétera sa Chanson à trois temps.  Nommée chevalier de la Légion d’honneur en 1985 par François Mitterrand, elle quitte ce monde en février 2006, emportant dans la tombe une vie de femme, de combattante et de résistante qui, heureuse enfant de la Russie et de la France, a apporté son grain de musique quand la France croulait sous la propagande vichyste et le martèlement lugubre des bottes nazies défilant sur les Champs-Elysées.

« Nul ne semblait [les] voir français de préférence », suis-je tentée de répéter, une nouvelle fois, ce vers de Louis Aragon. Français, ils l’étaient : de fait, de cœur, de culture. Et avant même d’être devenus français, d’avoir acquis cette « témérité du soldat et du résistant (…) et [d’avoir] gagné l’univers sans avoir perdu [leur] âme » selon la juste formule de François Mauriac, ce furent des hommes et des femmes qui avaient le sens du devoir, de l’abnégation, de la Résistance.

Le 8 et le 9 mai approchent. Accordons donc une pensée reconnaissante à ces soldats de l’ombre qui se sont battus, chacun à leur façon, pour nous. Vive la France ! Vive la Russie! Vive l’Arménie !

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