Au-delà de l’euthanasie : « est-il facile de mourir facilement » ?

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Cette question ne m’appartient pas. Je ne l’aurais jamais formulé aussi précisément que le diacre Michail Pershin dans son article consacré à un dilemme dont le sens fait frissonner plus d’un : peut-on, doit-on légaliser l’euthanasie ?

Pour qui ignore la portée de ce terme grec, rappelons-en l’étymologie : « euthanasie » provient de « eu » qui signifie « bien, bon » et de « thanatos » qui signifie « mort ». Si l’on jette un coup d’œil sur la définition qu’en donne le petit Robert des années 70, on remarque, tout d’abord, le sens archaïque, celui qui était connu et essentiellement appliqué jusqu’au XIX siècle : « mort douce et sans souffrance », compréhension que l’on doit au philosophe anglais Francis Bacon (XVI siècle). Le sens moderne, très relativement moderne, dirais-je, renvoie à une réalité bien plus brutale et autrement difficile à accepter : « usage des procédés qui permettent de hâter ou de provoquer la mort pour délivrer un malade incurable de souffrances extrêmes, ou pour tout motif d’ordre éthique ». S’en suit une brève précision en italique : « La législation française condamne l’euthanasie qu’elle considère comme un assassinat ». Le verdict est tout à fait clair, concis et, y a-t-il tentation de croire, irrévocable. Au bout de près de 40 ans, il est question de savoir si l’état des choses, l’état d’esprit ont oui ou non changé ? Retrouve-t-on cette irrévocabilité dans les écrits de loi modernes, dans la mentalité des gens que l’on côtoie ? Par ailleurs, dans la mesure où la France et la Russie sont deux pays de cultures assez différentes mais appartenant, néanmoins, si l’on considère le côté européen de la Russie, à une seule et même civilisation, il serait intéressant de rapprocher leur conception de la problématique posée.

La Russie n’a pas connu l’expérience de la France car, on le sait, l’euthanasie en URSS était une notion inexistante. Ce n’est qu’avec l’émergence d’un nouveau régime, d’une libéralisation vertigineuse de presque tous les instituts sociaux que celle-ci a fait son irruption, au début, dans les revue scientifiques et autres sources spécialisées, ensuite dans les médias, offrant par là matière à réflexion à un large public. Voyons donc où nous en sommes à ce jour.

Juridiquement, en Russie, l’euthanasie est une pratique interdite. Selon l’article 45 du code pénale, l’euthanasie se conçoit comme « la satisfaction par le personnel médical d’une demande formulée par le malade de hâter sa mort en usant de moyens ou de substances appropriés, y compris l’arrêt définitif des moyens artificiels visant à prolonger sa vie ». De même en va-t-il de l’incitation à l’euthanasie, apparentée, non sans raison, à une incitation au suicide assisté. Toutefois, en vertu de l’article 33 du même code, tout citoyen est « en droit de renoncer à la base aux traitements médicaux proposés ou de mettre fin à leur application s’il le juge bon ». Ce dernier article a plutôt une valeur rhétorique, car l’euthanasie passive qui revient à renoncer délibérément à l’administration des soins nécessaires dans tel ou tel cas ne saurait être empêchée par la loi. En revanche, l’article 45 ne laisse aucun doute sur son seul et véritable sens. Il n’y a donc aucune dichotomie à l’intérieur de la loi elle-même mais dilemme moral à l’intérieur d’une société en pleine reconstruction. Ce dilemme ne concerne pas seulement un cas particulier traité de façon particulière mais reflète les humeurs variables d’un monde transitoire dans lequel il est de plus en plus difficile de se montrer intransigeant. Plusieurs questions primordiales sont remises en cause, à savoir, pour les médecins, la valeur réelle du serment d’Hippocrate (fondement de l’article 60 du code de déontologie médicale), pour les philosophes et psychologues, la valeur de l’humain sous toutes ses déclinaisons, notre place au cœur de l’univers, pour chacun et chacune d’entre nous, le thème sempiternel de la vie, de la mort, du temps dans leur étroite connexion.

Le diacre Michail dont nous avons cité la brillante problématique nous renvoie aux réalités bien divergentes que dissimulent deux types de civilisation : sotériologique et hédoniste. Disons, à titre illustratif, que certaines cultures en Inde, Rome aux tristes heures de son déclin, la société européenne telle qu’elle se présente actuellement sont hédonistes jusqu’à la moelle des os. Par opposition, sont considérées comme étant sotériologiques des cultures telles que celle de Byzance, celle de l’Europe moyenâgeuse et celle de la Russie ancienne. A en juger par lesdits exemples, il devient clair que la nouvelle France n’est pas solidaire de son passé, que le cordon ombilical a été coupé depuis déjà quelques siècles et que les conséquences en deviennent de plus en plus manifestes. Un hédoniste est quelqu’un qui vit pour vivre, dans les limites infranchissables du temps qui l’a engendré et dans le gouffre noir dans lequel il viendra s’abîmer un de ces jours. Comme la mort viendra tôt ou tard nous reprendre, souvent au terme de longues et douloureuses maladies, comme il n’y a aucun plaisir à endurer toutes ces souffrances, qui plus est, inutiles au plus haut point, pourquoi ne pas attenter à ses propres jours ? Car l’Occident a une peur bleue de la mort. Dans certains pays ce refoulement spectaculaire tourne même à l’absurde : on défend aux corbillards d’apparaître dans les rues durant la journée pour ne pas choquer les passants, on n’annonce pas aux enfants la mort de leur proche et on ne les emmène au cimetière sous aucun prétexte. La mort est discriminée malgré son statut d’échéance et cette discrimination devient de plus en plus maladive.

La situation de la Russie est différente. L’héritage soviétique, bien qu’athée, lui a insufflé une telle soif de vie, une telle envie de vivre à pleins poumons et jusqu’à la dernière minute que l’euthanasie est perçue d’une manière très contradictoire avec, comme d’habitude, un décalage idéologique colossal entre les élites et le peuple, au demeurant plus proche des traditions ancestrales. Pourtant, on ne saurait la qualifier de sotériologique, ce serait bien excessif. En outre, à mon sentiment, la position pro-euthanasique de l’intelligentsia serait en fait liée a un souci de délivrance personnelle, à une volonté de prendre les rennes à deux mains en se démarquant d’un passé totalitaire qui pesait trop lourd. Quant au peuple, il faut reconnaître qu’il a toujours eu des principes bien définis sur lesquels il ne reviendra pas de si tôt. Et ce n’est pas mauvais en soi.

En lisant attentivement les sites français et russes sur l’euthanasie, j’ai fini par me rendre compte que les arguments en faveur de cette dernière différaient. Quand un auteur français dit « oui » à l’euthanasie, à des exceptions près, c’est surtout en appuyant ses arguments sur des estimations lucratives : peu de lits d’hôpitaux, petits effectifs de médecins et aides-soignants, coût effrayant d’une journée passée en réanimation. Certes, des arguments d’un autre ordre transparaissent, du type « l’euthanasie accorde la chance inouïe de quitter ce monde en toute dignité » mais la question se pose alors de redéfinir le terme de « dignité » puisque s’euthanasier signifie également reconnaître sa flétrissure, son côté « bon à rien », de fardeau que la société est condamnée à traîner tel un boulet.

Autre aspect signalé par plusieurs sites français, particulièrement par le site chrétien www.aleloo.fr: il existe un net « décalage entre la législation française et la pratique dans les hôpitaux », c’est-à-dire que « malgré l’interdiction de la loi et surtout de la jurisprudence, l’euthanasie est actuellement pratiquée dans les hôpitaux quoique dans des cas précis, il est vrai. Elle est pratiquée chez des malades inconscients dont les jours sont comptés, mais en aucun cas sur des malades conscients mais dont la mort n’est pas imminente ». Surprenant ! Comment peut-on euthanasier des personnes inconscientes qui n’ont donc pas le moyen de s’exprimer ? Et à quoi se rapporte la deuxième partie de la phrase ? Si la mort de ces personnes n’est pas imminente, comment peut-on admettre la moindre allusion à l’euthanasie ? De surprise en surprise …

De même sera-t-on stupéfait par la reconnaissance, dans le monde occidental, du philosophe allemand d’origine australienne Peter Singer selon lequel « toutes les vies humaines n’ont pas la même valeur et certaines ont parfois une valeur moindre de celle des animaux ». Ainsi sont répudiées au tout dernier rang des créatures telles que les vieillards en état de démence, les personnes dans le coma ou les bébés qui ne savent pas encore parler et donc ne sont pas en état de faire valoir pleinement leur volonté. Si Hitler était vivant, je ne doute qu’il ferait des traités de Mr. Singer ses livres de chevet. Je crois par ailleurs qu’il y a une certaine mauvaise foi à expliquer les réflexions de cet « humaniste » utilitariste par le paradigme kantien de l’homme caractérisé avant tout par son rationalisme. Ce n'est certainement pas Kant qui donnerait de tels classements en donnant par là feu vert à l'euthanasie.

Heureusement qu'il y a encore des gens pareils à Jean-Louis Billé, Président de la Conférence des Evêques de France, qui nous fait remarquer avec justesse que « la véritable compassion ne craint pas la souffrance née de la proximité avec l'épreuve d'autrui». Son avis est tout autant partagé par Michel Bertrand, Président du Conseil National de l'Eglise réformé, qui fait part d'une crainte dont le bien-fondé paraît évident: La loi, si «elle succombe à des arguments dits de compassion (…), la gangrène s'étendra peu à peu vers ceux dont la vie sera jugé insupportable ou indigne d'être vécue, vieux, handicapés, délinquants». Encore une fois ''bonjour'' à Mr. Singer. Un point de vue analogue est formulé par le Grand Rabbin de France ainsi que par le Recteur de la Mosquée de Paris. Si les arguments de ces gens, compte tenu de leur grande religiosité, pourraient encore être prévisibles, que penser du témoignage du Dr. Régis Aubry, président de la Société française d'accompagnement et de soins palliatifs, selon les dires duquel «Plus de 90% des demandes d'euthanasie disparaissent» quand la souffrance du patient est traitée? N'est-ce point là un argument empirique?

Les considérations pro - euthanasiques que l'on retrouve sur les sites russes s'appuient pour la plupart d'entre eux sur un sentiment humaniste. On voudrait éviter des souffrances probablement inutiles à un être qui endure un calvaire sans nom. On estime que le palliatif ne remédie pas toujours aux peines de l'âme et que bien des malades préféreraient encore absorber une substance létale plutôt que d'importuner leurs proches. C'est ainsi d'ailleurs que raisonne une certaine partie de mon entourage. Il n'est même pas question de «dignité» car le mot ne s'inscrit pas dans un contexte si grave.

Dernière remarque purement factuelle: les chiffres révélés par les sondages, chiffres tant russes que français, ont tout pour dérouter. Selon la façon dont est formulée la question portant sur l'euthanasie, on bascule de 30 à 80% de voix favorables à cette dernière. La moyenne obtenue est plus constante en Russie avec 51% de la population favorable à ce type de pratique mais, là encore, il y a de quoi être sceptique puisque les données fournies par le net n'ont rien à voir avec ceux que présentent la radio (32 à 35 % d'avis favorables). Dispersion fortuite?

Le nœud gordien se resserre de plus en plus. Tôt ou tard, la corde s'effritera et on verra alors quel bout nous restera dans la main. Le constat qui s’impose vaut pour tous. L’homme, qui est-il ? « Un défunt en congé », selon la métaphore du poète Sergei Kuznetsov ? Un néant en chair et en os ? Selon le principe anthropique qui dirige de façon très totalitaire nos consciences, c’est moi, être doué de raison, qui modèle l’image du monde. Je suis, comme le constatait si bien Sartre, l’œil de l’univers en lequel ce dernier se reflète. Le seul problème, c’est que nous butons aussitôt sur un paradoxe proche de l’impasse. D’un côté, sur la désacralisation de l’homme qui vit au jour le jour sa solitude et son sort d’objet puisqu’il n’est que frêle matière. De l’autre, sur un pouvoir illimité que nous nous sommes légués nous-mêmes et dont nous ne savons trop que faire. Liberté lassante, déroutante, débridée qui nous conduit à soulever, au cœur d’une culture judéo-chrétienne, des thèmes tels que celui du suicide médicalisé.

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