La série d’articles de Vladimir Poutine, dont le dernier a été publié dans le quotidien Moskovskie Novosti, donne une idée de la façon dont le premier ministre russe perçoit le monde environnant et la place de la Russie au sein de ce dernier.
Selon Poutine, le monde est imprévisible et réserve des dangers divers et variés, allant du bellicisme croissant et de l’érosion du droit international jusqu’à "l’utilisation d’outils illégitimes de puissance douce (soft power)", venant de l’extérieur mais rongeant de l’intérieur. Par conséquent, ce message appelle à se préparer à faire face à de nombreux défis et menaces. Cela le distingue, par exemple, du discours de Munich en 2007, qui était offensif, voire même agressif, selon certains. Aujourd’hui, au lieu de l’agressivité, on ressent plutôt l’inquiétude et la préoccupation.
Quel comportement la Russie doit-elle adopter dans ce monde?
Avant tout, elle doit cesser de regarder en arrière, d'évoquer les événements datant de plus de 20 ans. Dans son premier article du programme électoral, Vladimir Poutine écrivait que l’époque postsoviétique était révolue, et que son ordre du jour était épuisé. C’est important, car jusqu’à ce moment, l’effondrement de l’URSS avec toutes ses conséquences diverses et variées avait servi de point de repère, le pays et sa classe dirigeante n’arrivaient pas à surmonter le traumatisme psychologique. Dans son dernier article, Poutine ne mentionne pas la guerre froide (à l’exception du reproche concernant les stéréotypes sur la Russie), ce qui est inhabituel, car jusqu’à présent il l’avait toujours fait. D’ailleurs, l’absence du thème de la guerre froide dans son discours souligne probablement le fait qu’il est inopportun de mettre les problèmes dans les relations avec les Etats-Unis et l’Occident sur le compte de l’inertie de la confrontation du XXe siècle. Cela fait partie du passé, et les divergences des intérêts s
ont souvent de nature objective.
La Russie de Poutine est déçue par l’Occident. D’ailleurs, pas tant pour son manque de respect envers la Russie et son refus de la reconnaître en tant que partenaire à part entière. Pire encore: la politique occidentale ne donne pas les résultats escomptés, autrement dit, elle est inefficace et à courte vue. Du printemps arabe à la crise de la dette européenne, de l’Iran à la Corée du Nord – rien de se déroule selon les plans. Toutefois, Poutine continue de penser que les principales impulsions politiques viennent de l’Occident, en d’autres termes tout se conçoit là-bas, mais cela n’inquiète pas Poutine, car de toute façon ces initiatives n’aboutissent pas. Vladimir Poutine voit le schéma international dans l’interaction, en soulignant que toute action a des conséquences. L’idée est banale, mais la pratique contemporaine nous suggère que les conséquences sont la dernière chose à laquelle on pense, si tant est que l'on y pense. Chaque action est examinée de manière isolée.
Vladimir Poutine parle des bases de l’ordre mondial en réitérant les positions habituelles: le "principe séculaire de la souveraineté nationale" se trouve au centre des relations internationales, et la protection des droits de l’homme "de l’extérieur" relève de la "démagogie pure et simple." Poutine est profondément convaincu qu’on n’a toujours pas inventé de principe fondamental dans le monde susceptible de remplacer le rôle de la souveraineté. La politique mondiale est basée sur des principes solides, et non pas des valeurs abstraites, dont l’application est déterminée de manière arbitraire, en fonction du rapport des forces dans une situation donnée.
Selon Poutine, la Russie doit rester une puissance mondiale qui joue sur tous les tableaux. Cela distingue l’approche de Poutine des plans de l’époque de Medvedev: la tendance vers la concentration sur les intérêts directs et géographiquement proches, bien qu’ils soient tout de même très larges. Une présence active dans le monde est précisément nécessaire pour ne pas perdre ses positions dans le domaine de l’action directe. Autrement dit, le statu global n’est pas nécessaire pour des expansions en tout genre, mais pour maintenir le statu quo. Et dans ce sens, Poutine voit la Russie non pas comme un simple adversaire systémique des Etats-Unis, comme beaucoup le pensent, mais comme la garante d’un système précis (classique) des points de vue et des relations partagés, selon lui, par les pays du BRICS (le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud). Ce système est basé sur la primauté de l’autonomie stratégique, l’intégrité de la souveraineté et l’équilibre des forces.
Poutine est convaincu qu'une influence permanente et principalement hostile est exercée sur la Russie allant des défis militaires (le bouclier antimissile (ABM) et autres modernisations technologiques, l’expansion de l’Otan) à l'imposition de formes d’organisation sociale (à l’aide de campagnes informationnelles et la "puissance douce illégitime"). Le monde est perçu globalement comme un environnement extrêmement dangereux et hostile. Le succès n’est possible qu’en s’appuyant sur la force la plus "solide." "La Russie n'est respectée et prise au sérieux que lorsqu'elle est forte et se tient fermement campée sue ses jambes."
Vladimir Poutine conserve sa méfiance à l’égard des Etats-Unis, accumulée suite à ses relations avec George W. Bush pendant ses deux premiers mandats. Cela se manifeste constamment dans les déclarations publiques, et le premier ministre russe est sincère. La pause de trois ans et demi, durant laquelle Poutine n’était pas chargé de la politique étrangère, n’a aucunement diminué son sentiment d’avoir été offensé en raison de l’absence de réciprocité dans les années 2000, et cela affectera la politique étrangère de la Russie.
Cependant, Poutine voit la Russie comme un pays ouvert, disposé à coopérer économiquement avec tout le monde, qui ne se replie pas sur lui-même et ne cherche pas à construire ne serait-ce qu’un semblant d’autarcie dans le domaine économique. Dans ce sens, très révélatrice est la reconnaissance du fait que l’achat de matériel militaire à l’étranger est une pratique normale (dans la limite du raisonnable), ainsi que l’explication du bénéfice qu'apportera l’adhésion à l’Organisation mondiale du commerce (OMC), chose impopulaire en Russie. En fait, Poutine s’intéresse aux grandes entreprises et à leur promotion, les alliances stratégiques de grandes compagnies et les transactions importantes en tant que moyen de rapprochement politique.
Enfin, la Russie a commencé à accorder bien plus d’importance à la Chine et à l’Asie en général, y compris en les regardant à travers le prisme du développement de la Sibérie et de l’Extrême-Orient russes. A la vision générale des problèmes de l’ordre mondial, dont on parlait depuis longtemps, s’ajoute aujourd’hui la volonté de gonfler les "voiles de l’économie russe avec le vent chinois". L’attitude sérieuse envers le voisin oriental de la Russie est soulignée toutefois par la mention de "frictions" importantes, y compris l’immigration. Une telle réserve montre que la Chine est réellement une partie importante de l’ordre du jour.
Les événements de ces dernières années ont montré qu’une planification stratégique sérieuse était pratiquement inutile dans le monde contemporain imprévisible. Et il s’avère que la tactique de réaction habituelle russe aux impulsions extérieures changeant en permanence, même si elle n’est pas complètement justifiée, est le seul choix rationnel. Et c’est précisément à cela que le candidat numéro 1 prépare le pays et se prépare lui-même.
L’opinion de l’auteur ne coïncide pas forcément avec la position de la rédaction
Fedor Loukianov, rédacteur en chef du magazine Russia in Global Affairs.
La Russie est-elle imprévisible? Peut-être, mais n'exagérons rien: il arrive souvent qu'un chaos apparent obéisse à une logique rigoureuse. D'ailleurs, le reste du monde est-t-il prévisible? Les deux dernières décennies ont montré qu'il n'en était rien. Elles nous ont appris à ne pas anticiper l'avenir et à être prêts à tout changement. Cette rubrique est consacrée aux défis auxquels les peuples et les Etats font face en ces temps d'incertitude mondiale.
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