Quelques jours après le meurtre cruel du leader libyen Mouanmar Kadhafi le 20 octobre, le correspondant de la Voix de la Russie a téléphoné à Paris, à l’expert Benjamin Stora, spécialiste algérien sur les problèmes du Maghreb et du monde arabe, pour lui demander ce qui attend la Libye en ce moment.
Plus de trois mois ont déjà passé depuis ce jour important pour les adversaires de Kadhafi, mais la Libye, paraît-il, ne s'est toujours pas rapprochée de la réalisation des tâches dont parlait Benjimin Stora. Peut-être, sauf ce qui concerne le pétrole. En Libye du temps de Kadhafi, toutes les vingt-quatre heures, 1,6 millions de barils du pétrole étaient produits. Maintenant déjà, presque 1,3 millions. Mais presque tout le pétrole pompé en Libye est exporté. Les raffineries pétrolières de Libye sont détruites et les nouveaux pouvoirs du pays ne s’en occupent pas. Maintenant, ils ont d’autres soucis, pas du tout paisibles. C’est pourquoi la question se pose ainsi, «La Libye, est –elle plus proche de la paix ou de la guerre ?». Voici ce que répond le directeur du Centre des études arabes de l'Institut de l'Orientalisme de l'Académie des Sciences de Russie, l’ancien ambassadeur de Russie en Libye Alexeï Podtserob:
Il est difficile répondre de quoi elle est plus proche maintenant et de quoi elle est plus lointaine. Nous allons regarder les faits, - invite Alexeï Podtserob, - En réalité, la Libye n'existe pas comme un État commun – le pays se trouve sous le contrôle de diverses structures armées. Ces structures se battent périodiquement les unes contre les autres pour établir le contrôle sur telle ou telle région. Un de ces jours, dans le centre de Tripoli littéralement, il y avait des combats avec l'utilisation non seulement de l'arme légère de tir, mais aussi des mitrailleuses de défense antiaérienne. Au dire des témoins oculaires, y compris de quelques Russes résidant dans la ville, les bâtiments restés intègres brûlaient. Tripoli lui-même est divisé en secteurs, chacun d’entre eux est contrôlé par des groupes armés rivalisant entre eux. Toujours au dire des témoins oculaires, vers le soir, la ville devient déserte, les gens ont peur de sortir dans les rues. Il est dangereux de sortir aussi dans la journée à cause de la menace constante du tir. De plus, comme toujours, pour l'essentiel, ce sont les civils qui périssent. En province, la situation n’est pas calme non plus.
Ainsi, d’après l’information du Conseil National de Transition, dans le sud du pays, la situation est incontrôlable. La ville Beni-Walit est hors du contrôle des pouvoirs centraux. Les troupes envoyées par les pouvoirs tentaient de prendre plusieurs fois la ville d’assaut. Mais elle a résisté et aujourd'hui, les drapeaux verts de la Jamahiriya flottent au-dessus de la ville. Et c’est ainsi dans plusieurs régions de Libye, - dit Alexeï Podtserob, - ce qui témoigne de la transformation du pays en une nouvelle Somalie. C’est bien ce qu’on avait prédit. Pendant le conflit, les insurgés, au dire de leurs leaders, se battaient pour la liberté et la démocratie, et maintenant ils s'occupent d’un pillage ordinaire.
Partout dans le pays, particulièrement dans les villes, il y a un déficit de l'alimentation: les paysans craignent d’y apporter leurs produits, redoutant les maraudeurs. Un fait frappant – ce sont les comités nationaux non disparus depuis l’époque de Kadhafi qui s'occupent de la distribution des produits alimentaires parmi les citadins. A propos, à l’époque, en Libye, il y en avait assez pour tout le monde, et les nouveaux pouvoirs font face à la pénurie.
Eh bien, certainement, on manque de tout, - continue Alexeï Podtserob. – Là (en Libye) les produits d'alimentation étaient subventionnés, la médecine, l’enseignement étaient gratuits, les gens démunis touchaient chaque année une aide financière, (mille dollars par an), ils recevaient gratuitement des aliments, parfois même des bons pour la réception gratuite des automobiles, du logement. Dans aucun autre pays du monde, cela ne se faisait. On subventionnait l’essence, elle coûtait très peu cher. Maintenant à Tripoli, et probablement aussi dans d'autres villes, les prix grandissent sans cesse pour tout, ce qui provoque, naturellement, le mécontentement de la population. Et on se demande – fallait-il lutter contre le régime pour se retrouver dans la situation critique après la victoire de ses adversaires.
À propos, au sujet des nouveaux pouvoirs, est-ce qu’il y a l’information que le Conseil National de Transition se réunit presque clandestinement ?
Il est difficile de dire, s'il se réunit ainsi ou non, - répond Alexeï Podtserob, - mais que les séances du conseil n’ont pas un caractère ouvert et que la plupart de ses décisions ne sont pas diffusées, et même la liste complète de ses membres n’est pas publiée – tout cela parait assez étrange. Surtout pour ces hommes qui déclaraient à haute voix quel pays prospère et démocratique ils commenceraient à construire dès qu’ils auraient détruit le régime du dictateur Kadhafi. Moi, j’ai l’impression que le CNT ne contrôle rien. Ainsi, le Conseil élabore les plans de la création de l'armée nationale avec l'intégration des combattants des structures armées, de la police, mais tous ces plans restent sur le papier.
Des organisations internationales de défense des droits de l'homme ont pointé du doigt les "brigades révolutionnaires" accusées de détenir des milliers de personnes, soumises aux tortures, dans des prisons secrètes. Selon les ONG, la Libye compte environ 8.500 détenus, y сompris des desortissans des pays africains, dans une soixantaine de prisons gérées en majorité par les milices. Ainsi, Human Rights Watch a communiqué que l’ancien ambassadeur de la Jamakhyria en France Omar Brebesh, 62 ans, arrêté le 19 janvier par une milice originaire de Zenten et basée à Tripoli, était mort le lendemain, n'ayant pas survécu aux tortures cruelles.
Kadhafi, certes, n'était pas un ange et il y avait là des détenus, - dit Alexeï Podtserob. - En premier lieu, c’étaient des fondamentalistes libyens, qui appelaient à lutter contre le régime et organisaient des attentats. Les prisonniers d'aujourd'hui, ce sont ceux qui défendaient Kadhafi et les originaires des pays de l'Afrique Noire qui sont venus en Libye travailler comme ouvriers étrangers et qui sont accusés maintenant d’avoir été les mercenaires de Kadhafi. Mais Kadhafi n’avait pas besoin de mercenaires, il avait une armée de 30 mille militaires parfaitement bien formée qui l’avait aidé à tenir le coup pendant presque huit mois, ayant subi les bombardements massifs de l'aviation de l'OTAN. Кadhafi a fait beaucoup de bien pour les Touaregs et ils lui étaient dévoués. Aujourd'hui, les nouveaux pouvoirs expulsent les Touaregs de la Libye ce qui crée des problèmes pour les pays limitrophes.
Je connais bien la Libye, puisque j’ai vécu là pendant huit ans, - dit, en terminant l'interview, Alexeï Podtserob. – C'est une tragédie - ce qui s'est passé là et ce qui s’y passe maintenant. Une vraie tragédie: il y avait un pays prospère avec un haut niveau de vie, avec les gens qui étaient pour la plupart contents de leur situation. Certes, il y avait là une opposition et les gens mécontents du gouvernement, mais nommez-moi un seul pays, où il n'y ait pas de tels gens. Ils sont présents même en Suisse ou en Nouvelle-Zélande. Et voici que ce pays est tout simplement détruit. Je voudrais beaucoup que la situation en Libye se normalise un jour. Il y a pour cela seulement un moyen – la formation d’un gouvernement de l'unité nationale, où les représentants des tribus principales soient présents, et la tenue immédiate des élections législatives et présidentielles. Mais tout cela ne se fait toujours pas, ce qui contribue au chaos actuel dans lequel la Libye est plongée. C'est pourquoi il est si difficile de répondre à votre question – de quoi la Libye est plus proche aujourd'hui – de la paix ou de la guerre.