Les transformations profondes dans le système mondial conduisent au nihilisme juridique, a déclaré Valeri Zorkine, président de la Cour constitutionnelle de Russie, dans un article publié jeudi par le quotidien Rossiïskaïa gazeta.
Cela se traduit, à l'échelle mondiale, par les tentatives de certains pays d'en dominer d'autres, et en Russie par le fait, chez certains leaders de manifestations de l'opposition, de s'arroger le droit exclusif de régler les principaux problèmes politiques du pays, indique M.Zorkine dans son article intitulé "La Russie: vers le droit ou le chaos? La crise socio-gouvernementale et le système juridique".
Selon Zorkine, la tendance la plus dangereuse dans les relations internationales est le passage progressif d'une certaine égalité formelle des Etats souverains, établie par le système westphalien et consacrée par plusieurs actes internationaux ultérieurs, y compris la Charte des Nations Unies, vers l'édification d'un monde global, à l'image de la contre-utopie d'Orwell, dans son ouvrage "La Ferme des animaux". "Un monde où certains Etats s'octroient ouvertement et ostensiblement le droit d'agir en se considérant comme "plus égaux que les autres", écrit Valeri Zorkine.
M.Zorkine rappelle les événements en Libye, où la "victoire de la révolution démocratique" a conduit à la perte de la souveraineté libyenne ainsi que des bases, ne serait-ce qu'infimes, de la règlementation juridique. Le président de la Cour constitutionnelle russe rappelle que le chaos a commencé dans ce pays par la "résolution 1973, juridiquement équivoque" du Conseil de sécurité des Nations Unies, dont l'article 4 et la phrase "prendre toutes les mesures nécessaires pour protéger les civils et les zones peuplées de civils." permettait une large interprétation.
Au cours de la guerre internationale non déclarée contre le régime de Kadhafi, un autre mécanisme de légitimation des violations des normes internationales à l'égard d'un Etat souverain a été testé. Il s'agit de l'affirmation des dirigeants des pays "plus égaux que les autres" selon laquelle le gouvernement dudit Etat n'est pas légitime, rappelle Valeri Zorkine.
On cherche désormais à utiliser ce précédent pour s'ingérer tout aussi illégitimement dans les affaires d'autres pays, notamment en Syrie. L'opposition en Russie l'utilise également dans ses actions, déclare l'expert.
"Certains leaders des rassemblements de protestation contre les infractions commises lors des dernières législatives en décembre 2011 se qualifient avec leurs partisans de nouvelle "classe créative", qui aurait le droit exclusif de régler les principaux problèmes politiques du pays. Contrairement au reste de la Russie. D'ailleurs, dans le vocabulaire de ces leaders, on a déjà souvent entendu des termes comme "plèbe" en parlant de ceux qui n'ont pas manifesté, écrit M.Zorkine.
Selon lui, les déclarations péremptoires affirmant que le résultat de la présidentielle de mars 2012, de la même manière que les résultats des législatives de décembre 2011, sera illégitime, quelles que soient sa transparence et son honnêteté, sont antigouvernementales et illégales.
Les élections donnent lieu à des infractions dans tous les pays du monde. Aux Etats-Unis, des dizaines de milliers de violations des normes ont été constatées pendant les présidentielles de 2004 et de 2008. C'était également le cas lors du caucus républicain dans l'Iowa, où après une requête déposée auprès du tribunal et le recomptage des voix dans 131 bureaux de vote, il a été annoncé que la victoire n'avait pas été remportée par Mitt Romney, mais par Rick Santorum, rappelle le président de la Cour constitutionnelle russe.
Il n'existe qu'un seul lieu pour régler les litiges électoraux dans un Etat de droit: c'est le tribunal, mais l'opposition russe actuelle s'y adresse "seulement à l'occasion, presque à titre exceptionnel", écrit Valeri Zorkine.
"Et la partie de l'opposition qui se qualifie de "classe créative", proclame illégitime la nouvelle Douma (chambre basse du parlement russe), exige d'organiser de nouvelles élections, voire (!) des négociations pour transmettre le pouvoir exécutif suprême aux hommes politiques qui seront élus par un vote en ligne (par internet, et non pas un vote populaire!) ou même seront désignés de manière arbitraire par cette même "classe créative".
"Quelle est l'origine de cette position qui nie le droit?", s'interroge Valeri Zorkine.
Selon lui, on ne peut pas proposer une approche désastrueusement anti-juridique en tant qu'alternative aux procédures judiciaires, même si elles sont parfois loin d'être parfaites. En rappelant les propos récents du sénateur américain John McCain et de la secrétaire d'Etat Hillary Clinton sur la Russie, Zorkine pose la question suivante: "Les leaders de cette "classe créative" sont-ils prêts à reconnaître leur pays comme étant totalement privé de légitimité politique et gouvernementale, et par conséquent de souveraineté? Et sont-ils prêts à faire appel à des forces extérieures (y compris les unités spéciales des pays de l'Otan) pour contribuer à la mise en place en Russie d'une "nouvelle souveraineté" à l'instar de la Libye?"
Valeri Zorkine a également critiqué les exigences des leaders de l'opposition de libérer immédiatement l'ex-président de la société Ioukos, Mikhaïl Khodorkovski, car ce serait, selon eux, une décision purement morale, et qu'il a déjà purgé sa peine. "Aucun homme politique, même le président, n'a le droit de déterminer si tel ou tel individu a purgé sa peine ou non - c'est un arbitraire judiciaire", dit M.Zorkine dans son article.
Valeri Zorkine appelle le gouvernement et la société à prendre conscience de leur responsabilité pour l'avenir de la Russie, et à changer la qualité des institutions de l'Etat et la qualité des relations publiques "rapidement et avec détermination, mais à la fois de manière réfléchie et prudente."
"La question de savoir ce qu'il est nécessaire de changer et comment le faire doit devenir une priorité pour un dialogue large et substantiel entre toutes les branches du pouvoir et la société civile: toute la société, et non pas une partie de celle-ci qui se nomme "classe créative"", souligne Valeri Zorkine.