En cette année du 100e anniversaire du naufrage du Titanic, la construction navale mondiale moderne a reçu un nouveau camouflet. Le navire Costa Concordia a fait naufrage en heurtant un rocher dans la mer Tyrrhénienne. Les circonstances de l’accident sont tellement contradictoires qu’il est très difficile de dresser un tableau même partiel de l’accident.
La version officielle peut crédible
Les informations qu’il est possible d’extraire des communiqués officiels et semi-officiels, ainsi que des enquêtes sur le net plus ou moins fiables, n’éclairent pas beaucoup la situation. Et au fur et à mesure de l’apparition des détails, l’histoire et le rôle des personnes impliquées deviennent de plus en plus absurdes.
Initialement, après avoir quitté son point de départ (le port de Civitavecchia au large de la Toscane) le Costa Concordia suivait son trajet habituel vers le nord-ouest en direction de Savone, sans susciter de soupçons sur ses manœuvres. Cependant, le navire a changé d’itinéraire en tournant vers l’ouest et en mettant en fait le cap sur l’île de Giglio.
Au tout dernier moment, en voyant la côte, le navire a viré au nord, puis, selon les itinéraires établis, est passé très près entre les îles rocheuses près de l’îlot Le Scole et a latéralement percuté un rocher ce qui a provoqué la formation d'une brèche de 50 mètres sur le flanc gauche. Ensuite, le Costa Concordia a parcouru moins de 1 mile vers le nord, a fait demi-tour et suite aux dégâts critiques s’est judicieusement échoué au nord du port de Giglio.
L’opération de sauvetage et la lutte pour la survie, selon les témoins, ne sauraient être qualifiées d'exemplaires, mais même dans ces conditions les efforts de l’équipage ont permis d’éviter un grand nombre de morts. La société-propriétaire a rejeté la faute sur le commandant du navire Francesco Schettino (il faut dire qu’il y a une certaine logique dans cette accusation). Quant au commandant, il a déclaré qu’il n’avait fait aucune erreur, et que le navire avait percuté des rochers "non indiqués sur les cartes."
La dernière déclaration a suscité une vague d’hilarité et à la fois une tempête d’indignation. Et il ne s’agit même pas du fait que la navigation dans ces eaux (l’un des plus anciens nids de pirates de la Méditerranée), connues sur les cinq doigts de la main, est pratiquée depuis l’Antiquité.
A notre époque nous avons atteint un tel niveau d’automatisation et de sécurité dans la navigation maritime (grâce aux radars, sonars et autres équipements) et d’utilisation permanente de cartes maritimes électroniques, qu’une telle référence à des cartes inexactes suscite au départ l’ironie, puis les soupçons.
Comment le chameau est passé par le chas d’une aiguille
A en juger par l’absurdité des commentaires du commandant, il ne contrôlait pas du tout la situation sur le pont au moment de l’incident (or, il est possible de maîtriser la situation sans s’y trouver, simplement grâce à la formation poussée du personnel auquel on peut faire confiance). Soit au contraire, il la contrôlait parfaitement et doit aujourd’hui le taire en espérant cacher certaines circonstances aggravantes. Mais pour l’instant, laissons tranquille le commandant, dont la situation est déjà très difficile. Dans cette histoire il existe des détails bien plus incroyables.
La largeur du passage entre les deux îlots près de Le Scole ne dépasse pas 60-70 mètres. Et le Costa Concordia mesure 291 mètres de long et 38 mètres de large. La profondeur dans ce détroit varie entre 3 et 10 mètres, ce qui est très peu pour le tirant d’eau de 8,2 mètres du navire.
Autrement dit, selon la version actuelle des événements, navigant à une vitesse d’au moins 10-12 nœuds le navire est passé à travers ce chas d’aiguille en accrochant la paroi rocheuse. La version de la vitesse élevée lors de la collision est confirmée par le rocher bien visible sur les photos, arraché lors du choc et resté coincé dans la brèche du navire.
Puis le Costa Concordia aurait mis le cap sur le port de Giglio. Et, enfin, en parcourant quatre fois sa longueur, le navire se serait échoué en réussissant à se retourner à 180°, la proue vers le sud.
Mais il est trop tôt pour évaluer la véracité de cette version avant de décrypter les informations des boîtes noires. Ou il serait plutôt très difficile de le faire compte tenu de son absurdité évidente, comme dans le cas de la version du commandant se référant à la brusque apparition de rochers surgis de nulle part.
Très probablement, le navire n’est pas passé entre les rochers. Il est impossible de l’affirmer avant la publication des données des enregistreurs, mais le passage entre les rochers actuellement discuté sur le net est le résultat de l’interpolation directe de deux points connus de la position du navire (et il était très difficile d’y manœuvrer).
Il est possible que le Costa Concordia ait pu au dernier moment éviter les rochers Le Scole, en les percutant latéralement, ce qui explique l’énorme brèche sur son flanc gauche. Puis, en naviguant vers la haute mer, programmer la giration du navire qui a conduit le paquebot le plus près possible du port de Giglio. Compte tenu des gabarits et de la vitesse de la manœuvre, cette giration a fait pivoter le navire à 180 degrés en arrivant au plus près du port par le nord.
Mais tout cela ne répond pas à une autre question très simple: pourquoi le Costa Concordia a-t-il mis le cap sur l’île Giglio? Le commandant Schettino affirme qu’il a changé de cap après la collision, mais il n’explique pas de quel changement il s’agit: du virage vers le nord tout près des rochers Le Scole, ou du changement initial de l’itinéraire programmé qui a conduit le navire vers la côte? Et s’il n’avait pas vu les rochers sous-marins, qu’est-ce que le navire cherchait à éviter?
Le polar de l’ère internet
Ce mystère préoccupe tous ceux qui s’intéressent au naufrage de l’extérieur. Sur le web on discute activement diverses versions conspirationnistes. D’une manière ou d’une autre, elles se réduisent à deux explications possibles.
Selon la première version très originale, le navire a été sciemment lancé contre les rochers pour faire marcher l’assurance, qui s’élève à au moins 500 millions d’euros, et qui pourrait atteindre 3 milliards d‘euros en prenant en compte la responsabilité envers les passagers.
Ce thème est connu, et même Kipling a évoqué le sujet à son époque. Cependant, à notre ère électronique du contrôle de tout ce qui pourrait présenter le moindre intérêt pour le public ou le gouvernement, l’idée même de la possibilité de réaliser une telle fraude par un moyen aussi archaïque est invraisemblable.
Voici d’autres versions des faits. Les loups de mer regardent les cartes et essayent de comprendre comment ils guideraient le navire dans cette zone de nombreuses variations de profondeur. Et en voyant les manœuvres du Costa Concordia ils concluent à l’incompétence de ceux qui ont établi et approuvé cet itinéraire. Et même plus: certaines manœuvres (notamment le changement de cap vers le port de Giglio) sont impossibles à expliquer au vu de l’itinéraire connu du navire.
D’où la seconde version conspirationniste: au lieu du véritable itinéraire, l'opinion publique s'est vu présenter un itinéraire falsifié, la manœuvre était différente, à ’exception des éléments de base de l’accident (l’accrochage et le naufrage près du port de Giglio).
On ignore toutefois pourquoi la version actuelle paraît aussi absurde, et ce qui arrivera lorsque les données des enregistreurs automatiques seront définitivement décryptées. On n’est pas au XXe siècle, et il est impossible d’arracher une page du journal de bord et de la réécrire.
Le quotidien italien La Stampa propose une version plus féerique: le commandant du navire avait convenu avec les autorités de Giglio de faire passer le Costa Concordia près de la côte, afin que ce spectacle offert aux touristes profite à l’image de la ville. Cet argument est étayé par une référence à une correspondance datant d’août 2011 où le précédent passage du navire près des côtes a été perçu avec enthousiasme par le maire qui exprimait l’espoir que ce genre de "représentation" deviendrait une bonne tradition.
La peur de l’absurde
Une seule conclusion à en tirer: les gens cherchent désespérément à apporter à l’histoire du Costa Concordia au moins un brin de rationalité. Ainsi, ils auraient moins peur de voyager en bateau, en avion ou de descendre dans le métro chaque jour. Sachant que les mêmes êtres humains sont aux commandes, et que par conséquent ils pourraient se comporter de la même manière, il serait préférable de percevoir dans leur comportement ne serait-ce qu’un minimum de logique, même déficiente, car autrement la vie devient très inconfortable.
Le tableau fantastique des circonstances indique très probablement que nous sommes face à un nouveau désastre hollywoodien. Dans ce genre d’histoires les événements évoluent de manière complètement imprévisible, mêlant les coïncidences de manière la plus improbable et en conduisant aux résultats les plus inattendus.
Il n’est pas exclu que les informations annoncées au cours de l’enquête officielle bouleversent à plusieurs reprises les scénarios avancés actuellement par la presse et la communauté internet.
Mais le fait lui-même restera inchangé: un énorme navire bourré d’électronique et conçu pour être insubmersible a fait naufrage dans la seconde décennie du XXIe siècle près des côtes italiennes. Le 14 avril 1912 dans le nord de l’Atlantique tout a commencé de façon similaire et s’est terminé de manière bien plus tragique.
L’opinion de l’auteur ne coïncide pas forcément avec la position de la rédaction