L’espoir est créateur d’énergie. Inscrit dans les fondamentaux constitutionnels de l’Etat russe, l’élection du Président au suffrage universel direct donne la parole aux gouvernés. Certains rêvent d’alternance politique, d’autres de continuité. Au Kremlin, les conseillers ont certainement entendu ces deux courants. Le premier veut l’alternance et il n’y a aucune raison de le contester dès lors qu’il s’agit d’un choix librement consenti. Le second milite pour un retour de Vladimir Poutine à la tête de l’Etat.
S’il ne fait aucun doute que le Premier ministre sera élu à la Présidence en mars prochain, on peut en revanche s’interroger sur la clef qui permettra de comprendre ce qui s’est enflammé en décembre 2011. Les approches "kremlinologues" sont-elles suffisantes ? Les événements de ces derniers mois qui continuent de remuer la rue sont-ils le commencement d’une nouvelle mise à l’épreuve de l’histoire russe ?
Bloggeurs d’un jour starisés, ONG effervescentes (Golos…), journalistes sur le pavé, la convulsion décembriste ressemble à l’expression d’un désir inextinguible de changement d’une frange urbaine de la population. Les retraités aussi partagent ce désir.
Pour un Etat, le changement rime souvent avec risque. Entre immobilisme larvé et création d’un programme visionnaire, difficile de trouver le juste équilibre. Ellen Barry évoque pour le New York Times (1.1.2012) ce risque face auquel l’Etat russe s’est déjà trouvé : un dilemme de rue politisé qui a, en partie, précipité la chute de Nicolas II. Le pouvoir en place, qui a du sens politique et de l’épaisseur historique, le sait certainement. D’où les quelques modifications apportées au niveau des têtes du gouvernement. Mais vu d’en bas, est-ce bien ce changement dont il s’agissait ? Alors que la chute de l’URSS est fraîche et continue d’irriguer la presse en diableries, le peuple espère un nouvel appel d’air dont personne ne voit bien où il peut aller. De quoi rendre les rouages de la machine bureaucratique prodigieusement nerveux.
Pour Poutine et ses équipes, parvenir à gérer cette délicate transition d’une "Génération P" sera le grand défi de son prochain mandat.
D’autant que la "Génération P" est divisée entre d’un côté, les Poutiniens, et de l’autre, les "Pepsi" incarnés par l’œuvre déjantée de Viktor Pelevine. D’un côté, des conservateurs patriotes, qui sont le vivier de l’élite dirigeante depuis douze ans et occupent l’ensemble des postes clefs de la chaîne du pouvoir. De l’autre, des miraculés du monde post-soviétique élevés à l’Internet et à la culture de la vitesse. Une poignée de "néo-gorbatchéviens" tentent bien d’intriguer à travers les murs mais leur verbe ne prend plus : chez les "Décembristes de la Génération Pepsi", ce qui compte c’est le présent ! Boris Nemtsov, leader de facto des contestataires, fait partie des adoubés tolérés, mais son livre distribué sous forme de tract dans les manifestations (Ispoved Buntarya) ressemble à une relique d’outre-tombe face à l’empressement permanent d’une société avide de modernité, de technologie et de bien-être immédiat. L’avocat Alexeï Navalnii est certainement l’une des figures de proue du mouvement mais son costume de croisé à mi-chemin entre Julien Assange et Robin des Bois pourrait desservir son image à court terme.
Le mouvement décembriste s’appelle "Solidarnost" parce que le mot "décembriste" rappelle peut-être trop de souvenirs. Mais de quelle "Solidarnost" parle-t-on ? Comment gagner en crédibilité sans céder à la théorie du complot ? L’échec de la "révolution orange" reste dans les esprits et la "Génération P" doit aujourd’hui choisir. Ou bien, c’est le système qui choisira pour elle.
L’opinion de l’auteur ne coïncide pas forcément avec la position de la rédaction
*Arnaud Kalika, Directeur du séminaire Russie-CEI à l’université Paris II, auteur de Le système du pouvoir russe, CNRS Editions, 2008.