Lorsque fin décembre les "citadins indignés" quittaient l’avenue Sakharov à Moscou, certains craignaient que les longues fêtes de fin d’année aidant, les dispositions protestataires ne s'estompent et ne fassent revenir la grande majorité de la société progressiste dans son état habituel consistant à proférer mollement des exclamations sur internet. Cependant, on n’a pas du tout l’impression qu’après les fêtes les gens soient devenus plus doux, plus paresseux ou plus détendus. C'est plutôt le contraire qui s'est produit, ils ont rassemblé leurs forces et au lieu de pardonner sont prêts à rappeler encore et encore aux dirigeants leurs droits et leurs exigences.
En ce qui concerne l’élite dirigeante, elle est dans une situation étrange où le gouvernement semble ne rien pouvoir faire, mais où ne rien faire est également lourd de conséquences. Les autorités semblent conscientes que les dispositions auxquelles il faudra désormais faire face ne disparaîtront plus. Mais on ignore comment agir face à ce phénomène.
Il est impossible d’ignorer l’indignation hétérogène accumulée, notamment à l’heure actuelle, lorsque dans la vie réelle, et non plus virtuelle, se tiendra un événement qui déterminera la forme et le contenu de la vie du pays pour les prochaines années. Il s’agit de la présidentielle de mars 2012.
Si cet événement critique n’avait pas lieu au printemps, il aurait été probablement possible d’ignorer pendant une certaine période les citadins indignés. Leur donner la parole à la télévision par-ci, promettre des mesures libérales par-là, et cela aurait temporairement fonctionné au moins pour deux raisons. La première est que la blogosphère n’est pas homogène et ne dispose pas d’outils matériels (en termes d’existence dans la vie quotidienne), qui lui permettraient d’influer significativement sur le gouvernement. Elle ne dispose pas non plus d’organismes exécutifs, de ressources administratives ramifiées, de chaînes de télévision, d’unités de force spéciale, etc. Et la seconde raison concerne l’occupation des manifestants. Ils ne peuvent pas se permettre de défiler dans Moscou toutes les deux semaines, car ils ont un travail, une famille, poursuivent des études, etc.
La tactique de l’agitation libérale pouvait fonctionner à court terme si dans le milieu des dirigeants il n’y avait pas d’idiosyncrasie à l’égard de tout ce qu’ils considèrent comme des corps étrangers au système.
Ecouter les manifestants signifierait faire preuve de faiblesse. L’expérience de tous les événements en Russie montre que la démonstration par le gouvernement de sa vulnérabilité non seulement délie les mains de tous ceux qui ont une dent contre ce gouvernement. Ce ne serait pas encore très grave. Les concessions commencent à affaiblir le gouvernement de l’intérieur. Ceux qui sont au sein de la structure craignent pour leur carrière et l'immuabilité de leur situation financière et ne sont plus des piliers de loyauté inconditionnelle. Le système commence à s’éroder avec des conséquences imprévisibles, et de l’extérieur il est attaqué par diverses entités poursuivant des objectifs variés.
Cependant, il est également difficile de faire clairement la démonstration de sa force, car l’irritation n’est pas seulement accumulée parmi les citadins inoffensifs, mais également dans les strates de l’élite dont dépend le climat général dans le pays et même en partie son contrôle. D’autre part, on ignore comment et avec qui dialoguer, car l’aptitude et la volonté de mener des discussions publiques sont perdues. En Russie on n'a pas l'habitude de dialoguer non pas pour la gloire ou l’auto-expression, mais pour chercher et élaborer une solution optimale pour la nation grâce à des concessions, des compromis et le contrôle par la suite de l’efficacité de son application. Tel est l’héritage de la coexistence pluriséculaire du silence et de l’omnipotence…
C’est la raison pour laquelle la principale réaction du système à la colère populaire est l’irritation et l’incompréhension de la cause exacte de cette indignation. La compréhension est difficilement envisageable, car c’est très douloureux. Le fait est que les dernières législatives (du 4 décembre 2011) n’en sont pas la véritable cause.
Les élections, ce n’est qu’un présage concentré de l’avenir proche tel qu’il pourrait être. C’est précisément le tableau de l’avenir soudainement retrouvé et compris par la partie créative de la société qui a été la véritable cause de la colère. Et plus on s’approchera de la présidentielle, plus l’idée de l’avenir inéluctable se précisera.
La prédétermination de l’existence si chère au cœur de la population russe il y a seulement 3-4 ans auparavant, a épuisé son attractivité et exige des schémas plus complexes que le gouvernement est incapable de lui fournir. Les prochaines semaines seront les plus difficiles pour l’élite dirigeante, et l’élaboration de la tactique et de la stratégie de la minimisation des conséquences devrait être son objectif.
Il sera au moins nécessaire de changer le style de communication avec la société – avant tout cela concerne les mesures et les déclarations politiques de base. Cependant, on ignore si les conseillers de l’équipe du principal candidat à la présidentielle (Vladimir Poutine) réussiront à le convaincre de ne plus insulter les manifestants dans ses interventions télévisées et ses discours, et s’il les écoutera…
Par ailleurs, il existe un autre problème. En présence d’une colère manifeste de la société d’une part, et l’absence de garanties absolues de loyauté au sein du système lui-même d’autre part, n’importe quel événement pourrait constituer un point de bifurcation. La linéarité n’a jamais été le propre de la Russie: une tendance s’établit, puis soudainement un événement change brusquement la vitesse, l’intensité et le vecteur du mouvement. Une révolution, un putsch, un défaut de paiement ou des incendies.
Par conséquent, il est nécessaire de tout faire afin d’éviter de tels décharges d’énergie. Dans les semaines à venir le gouvernement russe sera surveillé de très près, et toute erreur pourrait conduire à une violente éruption provoquée par n’importe quoi: une grand-mère écrasée accidentellement par une voiture de service d’un haut fonctionnaire, quelques citadins tués par des stalactites de glace tombées du toit d’un immeuble, la déclaration méprisante d’un homme politique haut placé, sans parler des choses horribles, telles que les attentats, les accidents, etc.
Hormis la tactique, la stratégie devient encore plus importante. Et avant tout importante pour un système qui veut exister a) longtemps, b) légitimement c) pacifiquement. Il a cruellement besoin non pas d’un simple ensemble d’initiatives marquantes, claires et convaincantes, mais également de la prise de plusieurs mesures pratiques dans divers secteurs, et ce très rapidement. La corruption et les élections, la gestion économique et les décisions en termes de cadres – peu importe le domaine, mais il doit être proche de l’électeur en colère et opprimé par son avenir.
Proposer à l’électeur une alternative en l’absence d’alternatives n’est pas une tâche facile. Elle sera probablement insurmontable. Certains seront en colère, d’autres découragés ou excités face aux perspectives qui s’ouvrent. Mais il convient de se rappeler que le déterminisme de l’avenir n’est pas évident, et cela concerne tout le monde.
L’opinion de l’auteur ne coïncide pas forcément avec la position de la rédaction
L’avenir incertain de la Russie
20:02 10.01.2012 (Mis à jour: 16:05 05.10.2015)
© RIA Novosti . Alexei Filippov
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Lorsque fin décembre les "citadins indignés" quittaient l’avenue Sakharov à Moscou, certains craignaient que les longues fêtes de fin d’année aidant, les dispositions protestataires ne s'estompent et ne fassent revenir la grande majorité de la société progressiste dans son état habituel consistant à proférer mollement des exclamations sur internet.