N’est-il pas temps de quitter la Russie? Ce sujet était en 2011 parmi les plus discutés dans les médias et les réseaux sociaux russes. Les résultats des sondages et les statistiques ne sont pas réjouissants: la situation actuelle est pratiquement assimilée à celle de 1917 (les révolutions russes de février et d’octobre 1917 suivies d’une émigration généralisée - ndlr). Et les émigrés potentiels ne sont pas des personnes à la recherche d’une vie meilleure mais ceux qui l’ont déjà apparemment trouvée et son déçus et se remettent en quête d’un monde meilleur. Vraiment meilleur. Ailleurs.
Et pas n’importe où mais précisément en Europe, aux Etats-Unis, au Canada, en Australie. L’émigré d’aujourd’hui ne se fait pas d’illusions, il est armé de connaissances et de technologies grâce auxquelles il se repère facilement dans toutes les questions relatives à l’émigration.
Mais faut-il vraiment émigrer? Non pas parce qu’on a l’impression que tout va mal et que tout le monde s’en va. Mais parce qu’on a des raisons personnelles jointes à volonté tout aussi personnelle?
Le consommateur dégrisé
Une nouvelle vague de l’émigration russe n’est pas évoquée pour rien. Les sociologues abordent les gens tous les ans avec des questions du genre "avez-vous envie de vous installer dans un autre pays – pour toujours ou temporairement – pour y faire vos études ou travailler?"
Aux début des années 2000, les Russes commençaient à oublier les pénuries de l’époque socialiste et les catastrophes financières, telles que le défaut de payements de 1998, l’intention de changer de pays n’était pas très répandue et le sujet est passé de mode. D’autant plus qu’un nombre toujours croissant de Russes avait la possibilité de franchir de temps à autre la frontière et de s’assurer de visu à quel point la vie y était réellement réussie ou, au contraire, malheureuse, en fonction des préférences individuelles et des particularités de perception du voyageur.
Toutefois, aussi bien ceux qui s’extasiaient devant la vie à l’étranger que ceux qui se disaient sceptiques ne se montraient pas prêts à émigrer. D’autant plus que la vie en Russie avait l’air de s’arranger. Les salaires augmentaient tout comme les possibilités de faire une carrière, et parallèlement, la société de consommation connaissait un essor de plus en plus prononcé.
Evidemment, tout cela se passait dans le contexte d’une croissance vertigineuse des prix du pétrole. La population fermait les yeux sur ce phénomène en se disant que les perspectives étaient radieuses et en refusant d’envisager un autre scénario. Même en été 2008 lorsque la crise financière mondiale se profilait de plus en plus clairement à l’horizon.
La panique sévissait depuis longtemps déjà à l’étranger, or certains analystes russes tentaient d’expliquer les prémisses de la baisse du rythme de la croissance économique par le succès fantastique de l’équipe russe à la Coupe d’Europe de football (l’équipe russe s’est qualifiée pour les demi-finales). Selon eux, les Russes passaient les soirées rivés à leurs postes de télévision, ensuite ils descendaient dans la rue pour jubiler, et le matin ils étaient en retard pour le travail ce qui conduisait à la baisse du taux de productivité du travail.
Mais il s’est avéré que le football n’y était pour rien. La crise a brouillé toutes les cartes. Elle a eu l’effet d’une douche froide sur beaucoup de consommateurs et les a forcés à se rappeler dans quel pays ils vivaient. Or, le pays avait très peu changé. Et dans ce pays, un Russe devait faire nettement plus d’efforts et dépenser beaucoup plus de temps et d’énergie qu’on ne l’avait cru pour atteindre le niveau de vie européen ou américain.
La triste réalisation du fait que les perspectives radieuses n’avaient été qu’un leurre, a remis à l’ordre du jour le sujet de l’émigration. Qui plus est, tout le monde était depuis longtemps nostalgique, dans une certaine mesure, de ce thème.
Premièrement, il est naturel pour un homme de chercher une meilleure situation, et, deuxièmement, la Russie a connu au moins quatre vagues d’émigration au XXe siècle et personne ne peut avoir la certitude qu’une cinquième vague n’aura lieu. La seule question est de savoir à quel point la panique est justifiée aujourd’hui.
Le virus migratoire
Certes, les sociologues constatent une hausse considérable de la volonté d’émigrer au sein de la population russe, et elle est facile à expliquer dans le contexte économique actuel. D’autant plus que ces dispositions se renforcent non seulement en Russie mais dans le monde entier. Notamment dans des pays parfaitement prospères en termes de niveau de vie. En d’autres termes, ce sujet est bel et bien à l’ordre du jour. Néanmoins, il est artificiel dans une certaine mesure.
Les informations fournies par les sociologues sont d’abord publiées par les médias et elles se propagent ensuite au sein de la population. Plus exactement, dans des réseaux sociaux. Et elles n’y apparaissent plus sous la forme de statistiques mais en tant que dispositions psychologiques bien claires que l’on peut résumer par la phrase "tout va mal, tout le monde fiche le camp." C’est une sorte de virus. Car chacun peut évoquer des milliers de raisons pour lesquelles il lui faut ficher le camp et s’exclamer: "Moi aussi, j’en ai ras le bol!"
Ras le bol de la muflerie générale, des files d’attente dans les polycliniques, de l’impossibilité d’inscrire son enfant dans une écoles maternelles, des services publiques de mauvaise qualité, des trottoirs couverts de verglas, des glaçons tombant des toits et des réformes chaotiques du système scolaire. Ainsi que des prix élevés de billets pour se déplacer à l’intérieur de la Russie, ce qui fait que les habitants de la partie européenne du pays ne connaissent pas du tout sa partie asiatique et que les habitants de cette dernière s’y connaissent mieux en géographie de la Chine et du Japon qu’en celle de la Russie.
En y réfléchissant bien, on trouve encore des milliers de raisons pour lesquelles il est impossible de vivre en Russie et voilà que tout le monde se prépare à partir, même ceux qui n’avaient pas initialement cette intention. Le virus migratoire n’épargne personne.
Il n’y a pas de solution idéale
Toutefois, il y a toujours ceux qui disent non! à l’émigration. Leurs raisons sont les plus diverses et vont du patriotisme à la certitude que dans son pays d’origine on surmonte plus facilement les crises en passant par la peur de l’adaptation à la vie à l’étranger assortie d’une transformation intérieure inévitable. Or, personne n’est à l’abri de cette transformation indépendamment de son statut social et du bien-être matériel.
"J’ai l’impression d’être une fleur arrachée de son sol natal et qui n’arrive pas à s’adapter et a prendre racine." C’est la description poétique quoique banale fournie par une femme, vieille Moscovite, qui s’est installée il y a près de dix ans aux Etats-Unis avec son mari et ses enfants et qui a réalisé le rêve classique américain en s’offrant une maison avec une cheminée et un garage pour deux voitures.
Ces jérémiades pourraient être considérées comme des complaintes d’une émigrée qui se croit obligée de pleurer sa patrie et de plonger dans un flot de nostalgie. Toutefois, cette réaction pourrait s’avérer injuste: la femme en question, ainsi que son époux, étaient alors lestés d’une série de crédits. Par ailleurs, il est mieux de s’abstenir de ce genre de verdict tant qu’on n’a pas soi-même vécu l’expérience d’une telle fleure déracinée.
Or, l’acquisition de cette expérience est précédée d’illusions. On peut leur donner le nom que l’on veut: foi, certitude, plans, objectifs. Toutefois, au stade où la personne annonce dans Facebook ou devant des amis qu’il est temps pour elle d’émigrer, de faire ses bagages, d'embaucher des professeurs de langues étrangères et de contacter ses partenaires à l’étranger, son idée de la vie de l’autre côté de la frontière n’est rien d’autre qu’une illusion.
Le fait est que la vie y est complètement différente. Elle n’est pas forcément pire. Elle peut au contraire être bien meilleure. Quoique, théoriquement, le premier cas de figure n’est jamais à exclure. Toutefois, l’émigré potentiel n’a vraiment pas besoin de cette théorie, car dans le cas contraire il trouvera toujours une raison pour ne pas partir.
D’autre part, il y a aussi une illusion qui n’est pas perçue comme telle et que l’on considère au contraire comme une sorte de garantie. Et cette garantie peut pousser n’importe qui à tenter sa chance car elle stipule que l’on peut tenter l'expérience et retourner dans son pays en cas d’échec.
Or, c’est faux. Le personnage d’un roman russe déclare à son ami qui se prépare à aller vivre à Moscou: "Je ne chercherai pas à te dissuader. Mais tant que tu n’es pas parti, retiens ceci: chez toi tu as toujours l’impression de pouvoir t’en aller… et tu sais où tu veux te rendre. Or, après le déménagement tu n’aura plus cette impression. Et tu n’aura plus nulle part où aller!"
C’est pareil en ce qui concerne l’émigration. Après avoir passé des années à l’étranger, beaucoup d’émigrés se montrent critiques envers la mentalité et le mode de vie dans les pays d’accueil, mais dès qu’il est question de retourner en Russie, ils trouvent une multitude de raisons qui les en empêchent. Ils ont des enfants qui grandissent et pour qui l’armée russe est un endroit peu sûr, les transports en commun sont infestés de pickpockets, la société de consommation est moins développée en Russie, et la corruption y est omniprésente.
Certes, il est possible de rentrer. Mais l’émigré sera alors une autre personne: il rejettera les choses sur lesquelles il fermait autrefois les yeux. Il est alors dans un état limite où il est partout mal à l’aise. Dans le pays d’accueil, il se sent déraciné et confronté à une mentalité étrangère, et il ne voit plus sa patrie du même oeil à force d’avoir subi la transformation.
Qui sont les émigrés potentiels?
Toutefois, chacun a droit à son opinion. Après tout, on vit au XXIe siècle. Le monde s’ouvre de plus en plus, et la nostalgie de sa patrie et de ses amis peut être surmontée avec les moyens virtuels modernes.
Cependant si la Russie devait connaître une nouvelle vague d’émigration, la nouvelle génération d’émigrés russes se démarquerait certainement par son pragmatisme. Il ne s’agit plus de fuir le régime, ni de rejoindre un courant romantique (les romantiques se font rares à notre époque), ni même partir à la recherche d’une meilleure situation matérielle (cette tendance appartient principalement aux années 1990).
Cette fois, partiront ceux qui ont pris une décision mûrement réfléchie et ceux qui estiment qu’ils ont assez d’énergie pour mener à bien cette recherche d’une vie meilleure. Toutefois, ces groupes ne peuvent pas être nombreux pour des raisons purement objectives de nature matérielle, sociale et psychologique.
Quant à tous les autres, on n’a pas l’impression qu’il y ait dans la Russie d’aujourd’hui une force sérieuse qui pousserait les gens à émigrer. Les événements de la fin de 2011 (les manifestations ayant suivi les législatives du 4 décembre dernier), qui ont montré un certain rejet du système politique actuel par les Russes, ne font paradoxalement que confirmer cette thèse.
Ces manifestations ont réuni ceux qui pourraient faire leurs bagages au lieu de se laisser distraire par la politique. Ils croient donc que tout n’est pas perdu dans leur pays.
L’opinion de l’auteur ne coïncide pas forcément avec la position de la rédaction