Sergueï Lavrov: «Entre le passé et l'avenir», ou notes d'un professionnel

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Le ministre russe des Affaires étrangères évoque dans son nouveau livre sa vision de la politique extérieure mondiale et partage également ses réflexions personnelles sur les différents événements d'histoire et d'actualité.

En tant que Ministre des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov franchit deux étapes dans l’évolution de la Russie et du monde: celle de l'aisance relative et d’une crise financière et économique profonde qui n’est pas encore terminée, bien que les experts ne révèlent pas de conditions objectives pour son approfondissement. Les facteurs subjectifs influent de plus en plus sensiblement sur l’histoire contemporaine. D’où les craintes d’irrationnel et du chaos dans le monde d’aujourd’hui, qui n’a pas su surmonter une autre crise: la crise historique mondiale de désintégration du système bipolaire. 

Fait paradoxal - les facteurs subjectifs de plus en plus dominants prescrivent objectivement des personnalités charismatiques, porteurs d’idées et de solutions originales. C’est ce qu'on peut retrouver dans le livre de Serguei Lavrov «Entre le passé et l’avenir». Ce n’est pas une monographie, mais un recueil d’articles où l’examen de la politique extérieure actuelle s’entremêle avec des réflexions historico-philosophiques. Pratiquement chaque extrait du livre recèle l’empreinte de la personnalité de l’auteur. 

Sergueï Lavrov est un homme simple et très sociable. Mais il n'a pas la simplicité d'un fonctionnaire qui vente partout son approche démocratique. Il s’exprime sans ambages et cite Gortchakov avec de la compassion : «Pour vivre en accord avec tous les gouvernements il ne faut pas cacher ses opinions». 

L’auteur écrit, en particulier, en se référant à la thèse de Gortchakov : «Malheureusement, nous sommes en train d'assister dans la politique mondiale à la situation qui s’est créée chez nous à l’époque soviétique : les sujets d’actualité sont débattus à la cuisine. Or, la «cuisine», ce sont des entretiens à huis clos, derrière le dos de ceux qu'on critique. Certes, une telle ambiance … malsaine ne correspond pas aux intérêts de la communauté mondiale». Lorsque Lavrov écrit : «Nous traversons à nouveau dans notre histoire une étape de concentration intérieure», cela fait également penser à Gortchakov.  

L’auteur a réinterprété tant le patrimoine du célèbre chancelier que celui de Petr Stolypine : «Nous souhaitons pour le monde ce que nous souhaitons pour nous: un développement évolutif, sans bouleversements, … il n'y a aucune nécessité de faire des gestes artificiels, d’être par trop actif pour obtenir des effets extérieurs trop éloignés des intérêts nationaux réels et réalisables dans la politique extérieure et fondés sur le potentiel intérieur». Tout comme Stolypine, Lavrov signale l’importance de former «une classe moyenne importante», fondement de la stabilité de la société et de l’Etat. Et enfin – le credo de Gortchakov et de Stolypine - c'est «éviter le glissement vers la confrontation». 

C'est pour cela que Lavrov ne soutient pas la prétention de la Russie au statut de superpuissance, ne serait ce qu’énergétique. «Nous sommes satisfaits avec le statut que nous avons acuellement: celui d’un des Etat les plus évolués du monde. Nous ne voulons pas dicter notre volonté, nous ne voulons pas non plus qu’on nous obéisse, mais il est important qu’on prête attention à notre opinion. Cela ne signifie pas que la Russie ne se réserve pas le droit de critiquer les actes du leader mondial que sont les Etats-Unis. «Toute prétention au leadership doit s’appuyer sur les actes concrets, assurer la valeur ajoutée sous forme de «biens publics communs». Une formule convaincante traçant nettement la différence entre les notions de leadership et d’hégémonisme.  

Conscient du fait que sur le plan de la prévention de la confrontation de la Russie avec le monde extérieur, «l’antiaméricanisme est dangereux et vulnérable dans l’aspect intellectuel», l’auteur est convaincu que l’effet néo-conservateur sur la politique de Washington ne doit pas déterminer notre attitude fondamentale envers l’Amérique. «Tous les amis de l’Amérique, et nous en faisons partie, doivent aider les Etats-Unis à «atterrir doucement» dans un monde multipolaire», précise Lavrov dans son livre.

L'élargissement des coalitions de l'Ouest au centre du livre

Une grande place dans le recueil est réservée à l’élargissement de l’Ouest vers l’Est. Malgré le fait que l’OTAN et de l’UE poursuivent des buts différents, leur élargissement reste un projet politique boiteux pour une large part, est convaincu l'auteur. «L’UE et l’OTAN sont moins souples et efficaces sur le plan de la réalisation de leurs objectifs fondamentaux. Certains pourraient s’en réjouir, d’autres y verraient l'autodestruction prochaine de l’OTAN et l’affaiblissement du projet européen. Mais aucun des deux scénarios n’est dans l’intérêt de la Russie qui est prête à tenir compte des réalités objectives et contribuer au développement positif de la coopération européenne. Car l’ordre est inévitablement préférable au chaos. Cette position est sans doute contestable si l’on évoque l’histoire du XXe siècle, mais dans le contexte de l'interprétation du mot «ordre» de Lavrov, avec une garantie de «solidarité interétatique, voire même globale» elle est parfaitement logique. 

Le ministre avoue, néanmoins, que cette politique russe qui consiste à éviter la confrontation, se heurte souvent à des tentatives de placer la Russie devant un faux dilemme : «coopérer avec l’Occident sur les principes formulés unilatéralement ou bien opter pour la confrontation». Selon l’auteur, l’issue consiste, pour reprendre l’expression de l’ex-Ambassadeur britannique à Moscou Roderick Line, à «reconnaître entièrement le droit de la Russie de protéger ses intérêts et de poursuivre une politique extérieure indépendante dans le cadre du droit international et du respect des droits souverains des autres Etats».  

Opposé à l'«imposition de la démocratie»

La thèse concernant la recherche de nouveaux principes communs susceptibles de prévenir la crise de gestion globale est l’idée maîtresse de plusieurs articles et allocutions de Sergueï Lavrov. Selon le ministre, l’espoir que les valeurs démocratiques constitueront un régulateur universel ne s’est pas justifié. La concurrence ayant passé à l’échelle des civilisations, elle est à l’origine d'une attitude différente envers les valeurs humaines et de une interprétation différente du concept de «démocratie».   

Selon Serguei Lavrov, ceux qui s’opposent au développement de la Russie à l’heure actuelle «ne se rendent pas compte du fait que nous suivrons dans le cadre des valeurs démocratiques universelles une voie qui ne nous est pas prescrite dans le respect et la sauvegarde de nos traditions séculaires». Selon le ministre, des jeux géopolitiques avec l’«imposition de la démocratie» sont inadmissibles dans l’espace de la CEI. La disposition à marcher dans le sillage d’une politique étrangère est dans ce cas le critère essentiel de la démocratie.

Lavrov réplique en réponse aux reproches adressés à la Russie de corréler plusieurs civilisations que «la Russie a toujours existé à la jonction des civilisations». Il précise par la suite que la Russie se montre prête à servir de pont entre les cultures et les civilisations, «notre pays ayant de tout temps joué ce rôle». Qu’on le veuille ou non, «la diversité culturelle et civilisatrice du monde est une réalité objective qu’il faut prendre en considération». 

Dans le même temps, Serguei Lavrov évite des pièges relativistes à la mode, restant convaincu qu’il existe un fondement moral au sein de la société contemporaine, un «ciment qui doit joindre les nations, les peuples et les groupes ethniques». Cependant, il décline l’individualisme et l’indifférence de Ponce Pilate formulé dans la question éternelle : «Qu’est-ce que la vérité?» Selon Serguei Lavrov, la crise de la société européenne est à l’origine des tragédies du XIXe-XXe siècles, lorsque d’innombrables révolutions ont détruit ses fondements traditionnels, pour reprendre l’expression de Zbiegnew Brzesinski, suite à «la guerre civile au sein de l’Occident».

«Il sera difficile pour l’Europe de trouver un langage commun avec d’autres civilisations, si elle renonce à ses origines chrétiennes, aux fondements de son identité...» Celui qui oublie ses origines religieuses et morales, ne saura pas, le plus probablement, respecter les autres confessions. L’auteur cite Francis Fukuyama, prétendant que la thèse de Nietzsche sur «la mort de Dieu» est une bombe qui fait exploser les valeurs comme la compassion et l’égalité, la dignité de l’homme. Selon Lavrov, c’est l’idéologie de l’impasse, dont la philosophie occidentale devra sortir en perspective.

Le recueil «Entre le passé et l’avenir» contient beaucoup d'aphorismes. Par exemple, celui-ci: «En politique, la perception des réalités est souvent plus importante que les réalités telles qu'elles existent». Le style des articles et des allocutions traduit «la beauté de l’intelligence», une vielle conception byzantine, hélas évincée, par une mentalité russelienne, fondée sur la logique et un rationalisme sec. 

Le recueil est un seul tout. A notre époque de «déficit idéologique, on dirait que le discours de Vladimir Poutine prononcé le 10 février 2007 à Munich, l’article de Dmitri Medvedev «La Russie, en avant!», le concept de «démocratie souveraine» de Vladislav Sourkov et le recueil de Serguei Lavrov reflètent, on ne peut mieux, l’idéologie de l’Etat russe.

A en croire une anecdote historique, lorsque Staline a désigné Gromyko Ambassadeur soviétique aux Etats-Unis en remplacement de Litvinov, Roosevelt a posé la question dans l'une de ses lettres adressées au Kremlin: «Pourquoi avez-vous remplacé l’Ambassadeur par une boîte aux lettres?» Gromyko a démontré par la suite que cette caractéristique ne lui correspond pas. Devenu ensuite ministre des Affaires étrangères, et plus tard, membre du Politburo, lorsque Brejnev était déjà devenu vieux, Gromyko était en charge avec Oustinov et Andropov de la politique extérieure de l'URSS.   

En Russie c’est le président qui décide la politique extérieure du pays. Et Poutine, tout comme Medvedev, sont très actifs dans ce domaine. Toutefois, la loyauté personnelle incontestable du ministre n'a pas permis à Lavrov de se transformer en une «boîte aux lettres» et son professionnalisme le place souvent sensiblement au-dessus de ses vis-à-vis étrangers. La Russie a toutes les raisons d'être fière de son ministre.

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