Hugo Natowicz, pour RIA Novosti
Profitant d'un instant de désœuvrement au cours de mes vacances en France, j'ai ouvert mon compte vktontake.ru (un équivalent russe de Facebook). Je fus étonné de voir qu'un bon nombre de mes contacts partageaient ce jour-là un article publié dans le journal Gazeta.ru intitulé: "Neuf raisons pour lesquelles je quitte la Russie", qui générait des débats interminables.
Une jeune femme y énumérait les tares de la Russie actuelle, déplorant tour à tour le manque d'argent, l'insécurité, la corruption, avant de détailler ses problèmes de caries, qu'elle imputait bien entendu à la Russie et ses dirigeants. La résonnance d'un tel article auprès de mes connaissances n'est pas étonnante: elle remue une fibre douloureuse dans le cœur de tous les Russes.
Quand je suis arrivé en Russie, j'ai participé à un débat organisé par la faculté de journalisme de Moscou. Il s'agissait d'un talk-show sous le thème: "Je ne veux pas vivre en Russie". A mes côtés, il y avait Vassili, un jeune journaliste bien décidé à émigrer aux Etats-Unis (ce qu'il a depuis mis en pratique), et Daniil, étudiant en physique qui considérait qu'il ne pourrait jamais quitter son pays. Le thème (pas une question, mais une affirmation négative) illustrait bien le présupposé des organisateurs: on ne peut que vouloir partir de Russie, les personnes en désaccord étant priées de bien vouloir prouver ce qu'elles avancent. Le cri du cœur d'une génération convaincue que leur pays n'est pas "cool", qu'ailleurs serait forcément mieux.
Il est d'ailleurs normal que les jeunes fassent leur expérience à l'étranger et décident éventuellement d'y rester pour une longue période, afin de constater ce qui est bien "chez nous" et mieux "chez eux". L'image de la Russie a de quoi blesser l'orgueil de ses habitants. Les catastrophes en série démontrent que l'infrastructure y est défaillante: les citoyens, notamment beaucoup de jeunes, y meurent par avions, par bateaux, par discothèques entiers, ce qui forcément peut dissuader d'y prendre racine. La corruption y est importante, et mine la confiance de la population envers ses dirigeants. La protection offerte par l'Etat aux citoyens n'est certes pas au niveau de l'Europe occidentale.
Durant le XXe siècle (révolution de 1917 et années 1990), une des seules réactions possibles face aux bouleversements historiques a été l'émigration, le départ pur et simple. Un départ qui avait un but clair: sauver sa vie du choc de systèmes antagonistes qui a eu, dans les deux cas, un bilan humain extrêmement lourd. Ce "réflexe" de départ est toujours enraciné dans l'esprit des Russes, et nombreux sont les citoyens de ce pays qui continuent de garder un œil sur l'occident. Au cas où… J'ai notamment constaté que les plus riches habitants de la capitale russe avaient souvent pour premier reflexe d'envoyer femmes et enfants à l'étranger, un peu comme si la Russie était un bateau en perpétuel naufrage. Un chalet en Suisse, un appartement à Londres: tels sont souvent les attributs de ces nouveaux-riches qui ne considèrent leur pays historique que comme une terre provisoire, où l'on fait de l'argent avant d'aller vivre ailleurs.
Pourtant, le moteur de l'exil a changé. Pour avoir visité la Russie d'ouest en est, je crois pouvoir affirmer que son territoire est parsemé de grandes villes qui n'ont rien à envier à leurs consœurs occidentales. Je me rappelle à cet égard l'étonnement d'un écrivain français, Dominique Fernandez, qui découvrait à Irkoutsk (non loin du lac Baïkal) un supermarché moderne et parfaitement achalandé. Il est désormais possible de vivre décemment en Russie, pour qui en a la volonté: le pays offre des conditions de vie décentes et des opportunités dans la plupart des régions du pays (même s'il est vrai que la vie dans les campagnes reste dure).
Non, la raison est à chercher ailleurs. Cette raison était par ailleurs bien résumée par le titre de mon talk-show: "je ne veux pas vivre en Russie", sorte de protestation (très adolescente) contre la Russie actuelle et son évolution. La raison, il me semble, c'est un discours de discréditation permanente de la Russie très enraciné au sein de la population et qui s'exacerbe ces derniers temps. Celle-ci y est représentée comme un pays a priori repoussant, d'où il faudrait fuir pour protester contre le système politique, la corruption, ou encore le mal de dents. Un discours notamment (mais pas uniquement) relayé par les médias (parfois de façon malhonnête, voir à ce sujet l'excellent article d'Alexandre Latsa), dépeignant la Russie comme un pays décadent et mourant.
La relation entre les Russes et leur pays est toujours complexe, illogique, énervante. Lors de conversations avec les Russes, il m'est arrivé mille fois qu'on me demande: "mais qu'est-ce que tu fais en Russie???", sur un ton sarcastique. Figés dans une admiration très naïve et simpliste de l'ouest, beaucoup de Russes cultivent un puissant complexe d'infériorité vis-à-vis de l'Europe (le Russe parlant d'"Europe" n'y inclura d'ailleurs jamais la Russie). En résulte un mélange de désamour pour leur patrie et d'idéalisation de l'ailleurs, un complexe qui pourrait souvent se résumer de la sorte: "ici c'est toujours pire que là bas, de toute façon on ne peut rien y faire, alors mieux vaut foutre le camp".
Dans les années 1990, tout semblait fichu. Des gens allaient au travail en sachant pertinemment qu'ils ne seraient pas payés à la fin du mois. Il y avait, envers et contre tout, la foi que tout irait mieux. Ce sont ces gens qui ont tenu à bout de bras une Russie exsangue. Vingt ans plus tard, le pays va mieux, mais le malaise s'est en partie déplacé dans le cœur des Russes, notamment des jeunes. Le problème de la Russie actuelle est là: si le potentiel immense de ce pays n'est pas réalisé, ce n'est pas uniquement dans la corruption, l'alcoolisme, ou la dénatalité qu'il faudra en chercher les causes. Il faudra surtout rechercher dans ses habitants, qui cessent de croire en eux-mêmes et en leur pays.
L’opinion de l’auteur ne coïncide pas forcément avec la position de la rédaction
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