Le silence étrange de la Chine

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Fedor Loukianov - Sputnik Afrique
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Dans le contexte des événements de l’été dernier – la guerre et les émeutes en Afrique du Nord et au Moyen-Orient, la confrontation politico-économique aux Etats-Unis, la fièvre financière en Europe, la confusion au Japon – on constate que la Chine est devenue peu visible dans le processus international.

Dans le contexte des événements de l’été dernier – la guerre et les émeutes en Afrique du Nord et au Moyen-Orient, la confrontation politico-économique aux Etats-Unis, la fièvre financière en Europe, la confusion au Japon – on constate que la Chine est devenue peu visible dans le processus international. Or tout ce qui précède ci-dessus est directement lié aux intérêts de Pékin. La volonté de ne pas attirer l’attention semble liée à au fait que le gouvernement chinois est très préoccupé par les événements et fait une pause pour réfléchir aux changements.

La doctrine du "profil bas", remontant aux préceptes de Deng Xiaoping, a été le leitmotiv de la politique étrangère de la Chine pendant des décennies. Pékin estimait à juste titre que la démonstration prématurée des ambitions et des capacités croissantes pourrait seulement compliquer le développement: les succès de la Chine suscitent déjà les soupçons de tout le monde, même si elle s'abstient d’une ingérence quelconque.

Le tournant s’est produit en 2008-2009. Les Jeux olympique de Pékin ont été une démonstration symbolique du grand rôle de la Chine dans le monde. Et la crise financière mondiale a été un facteur lui permettant de s’affirmer. On s’accorde à dire que la Chine s’en est sortie avec moins de pertes que les autres et est revenue plus rapidement sur la trajectoire de la croissance. En 2010 la voix de la Chine a été plus forte et plus décidée sur les problèmes régionaux (la proclamation de la mer de Chine méridionale zone d'intérêts nationaux a fait beaucoup de bruit) et les questions d'ordre mondial. Dans le pays on se demande s'il n'était pas trop tôt pour Pékin de s'écarter de la politique du "profil bas", mais le changement a été opéré.

Les événements de 2011 ont changé le paysage du monde. Les attentes des admirateurs occidentaux de la démocratie espérant que le printemps arabe se propagerait jusqu’en Chine n’étaient pas fondées, car la situation y est complètement différente. Cependant Pékin s’est habitué à penser que toute révision du statut quo dans des régions importantes du monde entraîne un déséquilibre susceptible de conduire à des changements imprévisibles. Et dans cette situation il vaut me se distancier autant que possible de l’épicentre de la catastrophe et se terrer en attendant de voir ce qui se passera par la suite.

C’est la raison de la passivité de la Chine par rapport aux cataclysmes arabes. Les médias chinois couvrent modérément les événements, probablement pour éviter que la population soit tentée de tirer un parallèle. Bien que la Chine soit fondamentalement opposée à toute ingérence dans les affaires internes d’un pays, elle s’est abstenue d’opposer son veto pendant le vote au Conseil de sécurité des Nations Unies sur la Libye, en restant sciemment dans l’ombre: tout le monde discutait la position de la Russie. L’évolution des opérations militaires, qui à un moment donné se sont franchement transformées en mission étrangère visant à renverser le régime libyen, a été parcimonieusement commenté par Pékin, notamment au stade décisif et final. Aucune condamnation ou protestation, même s’il y avait mille et une raisons de le faire. La déclaration du "gouvernement" des rebelles, selon laquelle les entreprises chinoises (ainsi que russes et brésiliennes) n’auraient rien à espérer dans la Libye de demain, n’a pas non plus provoqué de réplique cinglante. Au lieu de cela, Pékin sonde prudemment les perspectives de reconnaissance du futur gouvernement et de coopération avec ce dernier. Enfin, dans le nouveau point chaud – la Syrie – Pékin préfère également se cacher derrière Moscou sans prendre aucune initiative.

Un exemple encore plus flagrant de retenue est la situation autour de la dette américaine qui a failli se terminer en août par le défaut de paiements des Etats-Unis. Le comportement de Washington provoque l'ire de Pékin. Tandis que la Chine est prête à faire tout son possible pour maintenir la stabilité de l’économie américaine (elle en dépend énormément), les Américains risquent leur stabilité en raison des querelles intrapolitiques. Cependant, à l’exception de deux ou trois déclarations critiques mais prudentes, la Chine a gardé le silence durant toute la crise.

L’une des raisons est due à la crainte des autorités chinoises que la population prenne conscience de la mesure dans laquelle l’économie du pays dépend de la situation aux Etats-Unis et puisse ensuite commencer à douter de la sagesse de la politique du parti communiste chinois. Par ailleurs, Pékin estime qu’il n’est pas dans son intérêt d’aggraver la situation: il n’est pas à même de changer la politique américaine et il est inutile de donner des atouts à l’establishment conservateur antichinois aux Etats-Unis. Pour cette raison, le vice-président Joe Biden, qui s'est rendu au mois d’août en Chine pour affirmer la solvabilité du débiteur auprès de son créancier, a été accueilli de manière polie et rassurante avec des phrases rituelles sur la confiance et la coopération. (Pékin commente de manière plus critique les problèmes de dette en Europe, premièrement car il en dépend bien moins; deuxièmement la Chine ne craint pas l’Europe, au contraire, les dirigeants chinois sont accueillis en Europe avec servilité.)

La Chine vie une période importante – le changement du gouvernement se prépare au congrès du Parti communiste en 2012. Bien que tous les changements soient connus à l’avance et que les surprises soient exclues, le gouvernement prend ce processus très au sérieux. Tout risque de déviation du scénario préalablement établi doit être exclu. Pékin est conscient de la principale particularité de l’environnement international contemporain: il est impossible de s’isoler du facteur extérieur. La moindre défaillance interne pourrait entrer en résonnance dangereuse avec une influence extérieure. Et les événements de 2011 ont montré la vitesse avec laquelle l’amplitude des vibrations est capable de se transformer de faible à destructrice.

Avant que le pouvoir à Pékin soit consolidé entre les mains d’une nouvelle génération, la Chine maintiendra une approche modérée en visant à minimiser les risques. Cependant, le prochain gouvernement devra prendre des décisions fondamentales. Le futur dirigeant Wi Jinping, selon les suppositions des commentateurs, est plus conservateur. Toutefois la question ne concerne pas les particularités, mais le principe.

La méfiance chinoise vis-à-vis des Etats-Unis en tant que partenaire économique s’accroît. Le modèle actuel de développement de la Chine est basé sur l’utilisation des avantages de l’interdépendance mondiale. La Chine tentera-t-elle d’y renoncer de manière précipitée? La conservation de ce modèle crée bien trop de risques pour la Chine. Il existe une probabilité de pression extérieure délibérée, par exemple, l’adoption de mesures protectionnistes contre les produits chinois, et simplement l’effondrement de la structure en raison des agissements irresponsables ou irréfléchies des gouvernements.

Si Pékin adoptait une politique de "déconnection" – non pas en paroles comme après la crise de 2008/2009, mais dans la réalité – cela conduirait à une restructuration radicale du système mondial: un mouvement vers une nouvelle "démondialisation", qui fera que les paramètres non seulement économiques mais également politiques du développement mondial changeront.

L’opinion de l’auteur ne coïncide pas forcément avec la position de la rédaction.

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La Russie est-elle imprévisible? Peut-être, mais n'exagérons rien: il arrive souvent qu'un chaos apparent obéisse à une logique rigoureuse. D'ailleurs, le reste du monde est-t-il prévisible? Les deux dernières décennies ont montré qu'il n'en était rien. Elles nous ont appris à ne pas anticiper l'avenir et à être prêts à tout changement. Cette rubrique est consacrée aux défis auxquels les peuples et les Etats font face en ces temps d'incertitude mondiale.

Fedor Loukianov, rédacteur en chef du magazine Russia in Global Affairs.

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