La politique ukrainienne: courir deux lièvres à la fois

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Fedor Loukianov - Sputnik Afrique
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Un monument dédié aux héros de la comédie soviétique Courir deux lièvres à la fois, tournée en studio de Kiev il y a 50 ans, a été érigé au centre de la capitale ukrainienne. En fait, le film a d’abord été tourné en ukrainien, ce qui était assez atypique à l’époque.

Un monument dédié aux héros de la comédie soviétique Courir deux lièvres à la fois, tournée en studio de Kiev il y a 50 ans, a été érigé au centre de la capitale ukrainienne. En fait, le film a d’abord été tourné en ukrainien, ce qui était assez atypique à l’époque.

Son héros, un coiffeur en faillite, espère relancer ses affaires grâce à un mariage d'intérêts, mais parallèlement il a une aventure avec une belle autochtone. Toutefois, pour se marier et obtenir de l’argent il doit s’endetter encore plus, contractant des emprunts. Quant aux parents de sa maîtresse, ils veulent également qu’ils se marient…

En voyant ce qui se passe actuellement dans la politique ukrainienne, il est difficile de ne pas avoir l’impression que l’esprit cinématographique ne la quitte pas. Le procès de l’ex-première ministre Ioulia Timochenko a atteint son point culminant et a attiré l’attention du monde entier. Dans les rues de Kiev, les passions se déchaînent à nouveau, les différends entre les opposants et les partisans de la "princesse orange" dégénèrent parfois en affrontements. Par ailleurs, toute cette procédure tourne à la farce dans laquelle Ioulia Timochenko donne le ton telle une diva, en jouant mieux que les metteurs en scène du spectacle.

En organisant le procès de Timochenko, les autorités ukrainiennes voulaient effectivement faire d’une pierre deux coups. Premièrement, mettre hors jeu la figure la plus forte de l’opposition qui, malgré la défaire en 2010, a clairement l’intention de mobiliser tout l’électorat d’opposition lors des prochaines élections parlementaires et présidentielle. Selon les commentateurs, il n’était pas prévu de condamner l’ex-première ministre à une peine de prison, mais une peine avec sursis aurait suffit à écarter Timochenko de tous les processus politiques pendant quelques années. Deuxièmement, les accusations contre l’ex-première ministre sont directement liées aux relations complexes entre Moscou et Kiev dans le domaine du gaz que le gouvernement ukrainien aspire à changer. La décision de la cour statuant sur la violation par Timochenko de la législation ukrainienne par la signature en janvier 2009 de contrats avec la Russie donne une raison formelle pour leur réexamen, ainsi que pour s’adresser aux instances internationales.

Cette démarche exaspère la Russie qui, dans le cas présent, s’est retrouvée dans le camp des critiques de Kiev aux côtés de Washington et Bruxelles. Toutefois, les politiques américains et européens condamnent Ianoukovitch et son gouvernement pour avoir enfreint les principes démocratiques, en suspectant le tribunal de partialité politique. Et Moscou insiste sur la légitimité des contrats et l’absence de chefs d'accusation lié à ces derniers.

La logique suivie par le gouvernement ukrainien a pour l’instant mis Kiev dans une situation très complexe. Ioulia Timochenko tourne habilement le procès à son avantage. Politicienne populiste talentueuse, elle a choisi une tactique infaillible : au lieu de discuter du fond des accusations, elle choisit d'insulter la cour, en la poussant à des mesures coercitives. Timochenko est parfaitement consciente que dans une telle situation ce n’est pas elle, mais le gouvernement qui devra se justifier. Son arrestation a eu précisément l’effet escompté par l’accusée : l’administration présidentielle et le gouvernement doivent expliquer leurs actions au monde entier.

Le résultat intermédiaire du scandale n’est pas réconfortant pour le gouvernement ukrainien. La détérioration des relations avec l’Occident, la tension avec la Russie: Timochenko a marqué des points politiques. Le plus désagréable est qu’il est désormais impossible de faire marche arrière. Cela ressemblerait à une défaite évidente de Viktor Ianoukovitch, ce qui serait malvenu dans une situation socioéconomique difficile.

La politique ukrainienne s'est toujours traduite par l'interaction perverse de divers intérêts, qu’il est difficile de comprendre. Les observateurs extérieurs en Russie et dans l’Occident sont enclins à voir la situation en Ukraine à travers le prisme qui leur convient le mieux, et à  différencier les forces politiques entre prorusses et pro-occidentales. Bien que la société ukrainienne soit effectivement divisée entre des centres d’attraction extérieurs, la simple binarité ne peut pas y être appliquée, mais plutôt un système multipolaire complexe. 20 ans après la proclamation de son indépendance, le pays est toujours très hétérogène, mais dans un sens il existe un consensus des élites – nul ne remet en doute la souveraineté, et les forces extérieures sont considérées comme des instruments de lutte interne. L’expérience de Viktor Iouchtchenko a montré que la tentative de faire un bond dans la direction occidentale est stérile et destructrice, la nation n’est pas prête à faire un choix. Viktor Ianoukovitch en est conscient et essaye de revenir à la tactique traditionnelle de l’équilibre et d’obtenir un profit des deux côtés. En d’autres termes, l’idéologie des deux lièvres est profondément enracinée dans la mentalité politique ukrainienne.

En principe, on ne peut pas nier la rationalité de cette approche, mais elle nécessite, premièrement, une très bonne compétence politique, deuxièmement, un intérêt élevé des forces extérieures pour les événements en Ukraine. En d’autres termes, que la Russie et l’Occident jouent et se battent pour le "trophée ukrainien".

Cependant, cela ne se produit pas actuellement. Et la Russie, et l’Europe ont suffisamment de problèmes. Ainsi, les événements ukrainiens provoquent un intérêt très modéré. De plus, il s’avère que cet intérêt est actuellement suscité par Ioulia Timochenko, autrement dit, il porte un caractère négatif pour le gouvernement. Ainsi, Viktor Ianoukovitch et ses collaborateurs devront faire fonctionner leurs méninges pour inventer une technique permettant d’attraper deux lièvres qui s’échappent.

L’opinion de l’auteur ne coïncide pas forcément avec la position de la rédaction

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La Russie est-elle imprévisible? Peut-être, mais n'exagérons rien: il arrive souvent qu'un chaos apparent obéisse à une logique rigoureuse. D'ailleurs, le reste du monde est-t-il prévisible? Les deux dernières décennies ont montré qu'il n'en était rien. Elles nous ont appris à ne pas anticiper l'avenir et à être prêts à tout changement. Cette rubrique est consacrée aux défis auxquels les peuples et les Etats font face en ces temps d'incertitude mondiale.

Fedor Loukianov, rédacteur en chef du magazine Russia in Global Affairs.

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