Il y a un mois le quotidien français « Le Figaro » a révélé que les autorités françaises effectuaient le parachutage d’armes dans les montagnes du Djebel Nafusa au sud-est de la capitale libyenne afin de pousser les tribus berbères à agir plus activement contre l’armée de Kadhafi. Ce parachutage viole les résolutions du CS de l’ONU qui édictent un embargo sur des livraisons d’armes en Libye. Le 1er août, le premier jour du ramadan, Paris a fait un autre cadeau à l’insurrection libyenne en annonçant le transfert de 259 millions de dollars (189 millions d’euros) au Conseil national de transition. Cet argent n’est pas français. Il s’agit de l’argent provenant des avoirs du gouvernement libyen gelés dans les banques françaises.
Dans le communiqué diffusé par le ministère des Affaires étrangères à l’issue des entretiens entre le chef de la diplomatie française, Alain Juppé et le représentant du CNT, Mansour Saif al-Nasr, on lit que celui-ci voit mettre à sa disposition le bâtiment de l’ambassade libyen à Paris et que « le processus de dégel des fonds libyens a abouti ». « Le CNT pourra désormais bénéficier de ces fonds pour des achats à caractère humanitaire, dans le respect des règlements européens », a indiqué dans un communiqué le quai d'Orsay. « Il s'agit de fonds qui appartiennent au peuple libyen » et qui « serviront à l'achat de médicaments, de produits alimentaires », a déclaré aux journalistes Mansour Saif al-Nasr. Les Français « nous ont promis de nous remettre les clés bientôt et l'ambassade est actuellement sous la protection de la police française », a-t-il ajouté.
Ce geste généreux de la France à l’égard des insurgés libyens suscite plusieurs interrogations. La première peut être adressée tant au ministre français qu’à l’émissaire du CNT – est-ce qu’ils ont vraiment le droit de dire que c’est au peuple libyen que ces sommes considérables sont destinées ? C’est que le peuple libyen est aujourd’hui en fait divisé en deux par la guerre civile et il n’y a qu’une partie qui bénéficie des aides. C’est celle qui s’oppose à l’armée de Mouammar Kadhafi avec l’aide militaire de la coalition internationale. L’autre partie n’a aucune aide. Et puis, on a des raisons de penser que les civils ne seront pas les seuls à bénéficier de l’aide humanitaire. D’ailleurs, les soldats de l’armée de Kadhafi en ont aussi besoin. Surtout en plein ramadan. En outre, les habitants de l’est de Libye n’ont pas oublié l’assistance de l’Etat en ce qui concerne les principaux produits d’alimentation. Cette année le gouvernement a, d’ailleurs, l’intention de continuer à aider pendant le ramadan. Ne pas faire de même signerait la perte d’autorité pour le CNT. Enfin, il ne semble pas possible de pouvoir contrôler la façon dont Benghazi dépensera ces 259 millions de dollars.
On a aussi des questions à poser à Alain Juppé qui a dit que « ces fonds doivent être utilisés dans le respect des règlements européens ». En mentionnant les règlements européens, le ministre français semble avoir oublié que l’Europe ne peut pas disposer des fonds libyens. Selon les résolutions du CS de l’ONU, toute opération avec les avoirs gelés libyens n’est possible qu’avec son accord. Cet argent doit, d’ailleurs, faire l’objet du partage équitable entre les deux parties du pays. Voici ce qu’a dit le directeur du département du Proche-Orient et de l’Afrique du nord du ministère des Affaires étrangères de Russie, Sergueï Verchinine :
« Dès que le Conseil de sécurité a décidé de geler les avoirs libyens, un comité spécial comprenant les représentants de tous les membres du CS, a été créé dans le cadre de la résolution 1970. Nous estimons que s’il y a le besoin de dégeler des fonds, il faut prendre en compte les intérêts de tous les Libyens tant d’est que d’ouest. C’est que les choses vont mal par ici et par là, de façon différente, mais les choses vont mal. Nous, par exemple, avons déjà envoyé quatre avions d’aide humanitaire en Libye, deux à Benghazi et deux à Tripoli. Pour nous tous les Libyens sont égaux et nous voulons que leur condition s’améliore. C’est pourquoi s’il y a le besoin d’utiliser ces fonds, il faut les utiliser avec l’accord du Conseil de sécurité et uniquement avec cet accord-là. Par ailleurs, il est nécessaire d’avoir une idée claire sur les fins auxquels cet argent est destiné en n’oubliant pas que ces fins ne peuvent qu’être humanitaires. Si j’ai bien compris, il n’y a pas eu de virement de ces fonds. Mais cette question a été déjà discutée à des réunions du groupe de contact à Istanbul, Doha et Abu-Dhabi qui a discuté d’un mécanisme de l’utilisation des avoirs libyens. La position de la Russie est toujours la même : le dégel doit passer par le Conseil de sécurité et celui-ci doit l’autoriser au lieu d’être mis devant le fait accompli ».
La France a donc mis la charrue avant les bœufs en dégelant les fonds libyens sans en avoir le feu vert du Conseil de sécurité. D’ailleurs, le 2 août Me Roland Dumas et Me Jacques Vergès représentant Tripoli ont demandé au chef de la diplomatie française de préciser les fondements juridiques du transfert de 259 millions de dollars provenant des avoirs libyens au Conseil national de transition. « Nous vous demandons à quel titre et en vertu de quels textes vous avez pu dégeler des fonds gelés par l'ONU? », ajoutent les deux avocats. Interrogé sur cette sommation, le ministère des Affaires étrangères a confirmé l'avoir reçue.
Le dimanche 7 août dans notre émission « Gros plan sur le Maghreb » nous parlerons de la conférence de presse donnée par le diplomate russe Sergueï Virchinine, consacrée à la situation en Afrique du nord et au Proche-Orient.