Il y a 20 ans, le 12 juin 1991, le premier président russe était élu: Boris Eltsine a remporté la victoire avec une confortable majorité. Cela a prédéterminé les événements des mois à venir et constitué la prémisse de l’effondrement rapide de l’Union soviétique. Dans le contexte de l’affaiblissement du gouvernement central de l’URSS et de la perte rapide du soutien du président de l’URSS Mikhaïl Gorbatchev, qui ne s’était pas présenté à l’élection directe, le suffrage universel a conféré d’office à Eltsine un niveau très différent de légitimité. Dans les conditions du schisme au sein de la société et de la lutte croissante pour le pouvoir, ce facteur a été décisif.
Mais si au sein du pays il était déjà clair de quel côté la balance penchait, dans l’arène internationale le président de la Fédération de Russie a dû attendre l'automne pour être reconnu comme le représentant de Moscou. Ce n'est qu'après le putsch d’août 1991 et l’effondrement de la structure soviétique de l’Etat, en septembre-novembre, que les amis et les collègues de Gorbatchev (parmi les dirigeants mondiaux) ont pris conscience du fait que le président de l’Union soviétique ne contrôlait plus rien. A partir de cet instant, le président de Russie, auquel la Constitution confère un immense pouvoir, est devenu le symbole du pays.
Les clichés et la réalité environnante
Les trois présidents russes, Boris Eltsine, Vladimir Poutine et Dmitri Medvedev, sont si différents les uns des autres en termes de caractère et de type psychologique, qu’il est difficile de résister à la tentation de regarder la politique étrangère du pays à travers le prisme de la personnalité. Les clichés sur Eltsine (en fonction de la position idéologique de l’observateur, il est qualifié soit de libéral pro-occidental, soit de despote impulsif), Poutine (autocrate antioccidental agressif) et Medvedev (constructif mais pas autonome ou continuateur de la politique de "trahison nationale") déterminent la façon de décrire le comportement de la Russie dans l’arène internationale non seulement dans les médias, mais également dans beaucoup d’éditions se prétendant scientifiques.
Cependant, l'angle de vue opposé serait plus fructueux: à savoir analyser non pas comment la personnalité du président a formé la réalité environnante, mais comment les conditions objectives ont contraint le chef de l’Etat à se comporter précisément de cette manière. Les trois premières présidences sont l'époque de formation de la Russie en tant qu’entité internationale.
Rester dans la politique mondiale
L’administration de Boris Eltsine travaillait dans le contexte d’une crise incessante, tantôt politique, tantôt économique. Aujourd’hui, peu se souviennent que le nouveau gouvernement russe devait régler de toute urgence les questions fondamentales. Au sujet de la succession de l’URSS (en d’autres termes, du statut juridique de la Russie dans le monde), de l’arme nucléaire: en Russie et en dehors de ses frontières, de l’établissement des relations avec les pays voisins, dont la majorité étaient moins un Etat qu’une simple appellation mais avec des "intérêts nationaux" immédiatement déclarés. La politique étrangère de la Fédération de Russie ne pouvait pas suivre la ligne soviétique, car bien que l’URSS se fût trouvée durant la dernière période en phase d'effondrement, elle ne demeurait pas seulement une superpuissance, mais également l’un des deux piliers de l’ordre mondial. La Russie voulait hériter du titre de superpuissance, mais elle ne voulait et ne pouvait pas remplir les fonctions de support du système, elle ne le voulait ni ne le pouvait.
En fait, telle était la politique étrangère (en omettant les détails secondaires) de la présidence de Boris Eltsine: empêcher la perte totale du statut du pays et maintenir, du moins formellement, la Russie parmi les principaux acteurs mondiaux. Le second objectif était loin d’être acquis. Il a même fallu batailler ferme pour le siège permanent au Conseil de sécurité des Nations Unies.
L’objectif visant à rester dans la politique mondiale a été atteint. Cependant, à la fin des années 1990, il est devenu clair que le statut formel conservé devait avoir un contenu économique ou politique. Sinon, dans le contexte de nouveaux troubles internes la question de la capacité d’agir de la Russie allait être à nouveau soulevée. Et étant donné le fait qu'à l’époque les principaux acteurs mondiaux étaient fatigués de Moscou, les forces extérieures n’allaient probablement pas faire des manières avec l’ours blessé.
Remplir le statut
Le mandat présidentiel de Vladimir Poutine a coïncidé avec une période très tumultueuse dans l’arène internationale: le cours des événements a commencé à dévier de plus en plus de l’itinéraire fixé, les prédictions de la fin du XXe ont cessé de se réaliser, et le comportement des acteurs devenait de plus en plus désordonné. Dans ces conditions, l’aspiration de Poutine à la consolidation des capacités de la Russie, aussi bien externes qu’internes, fut un choix tout à fait rationnel. Toutefois, les émotions accumulées par le deuxième président à l’égard des partenaires occidentaux ont commencé à déborder avec ou sans raison.
La tension a été à son paroxysme deux mois après le départ de Poutine du poste de chef de l’Etat: la guerre dans le Caucase a marqué avec un peu de retard la fin de son mandat.
Le soutien bien plus large qu’habituellement de l’invasion d’un pays voisin au sein de la société russe reflétait le sentiment de revanche pour le retrait géopolitique des 20 dernières années. Parallèlement, les événements d’août 2008 ont marqué la fin de la période postsoviétique, qui consistait à surmonter le choc subi par la chute de l’URSS.
Se retenir et attendre le bon moment
Dmitri Medvedev est arrivé dans un moment de transition. L’ordre du jour précédent est épuisé et le nouveau tarde à apparaître. Dans le contexte d’un prédécesseur émotionnel et énergique, le troisième président calme et souriant a un air positif. Cependant, son impassibilité signifie plutôt une position attentiste que la volonté de lancer de nouvelles initiatives communes. L’époque de Medvedev est celle d’une érosion des institutions internationales qui s’accélère et de la redistribution rapide de l’influence mondiale au détriment de l’Occident et au profit de l’Orient. Contrairement à l’opinion répandue, qui place Medvedev dans le camp pro-occidental, la situation est plus complexe. Il est le premier (comme d’ailleurs Obama aux Etats-Unis) président "post-européen", c’est-à-dire un dirigeant pour qui l’Europe a cessé d’être un point de référence. Ce n’est pas un hasard si les sommets Russie-UE, qui attiraient inévitablement l’attention pendant la présidence de Poutine, se sont transformés en routine futile sous Medvedev.
En partie en raison de la confusion totale au sein de l’Union européenne, mais également en partie à cause de la perte de l’intérêt pour le partenariat de la part de la Russie. La géographie des visites de Dmitri Medvedev est également bien plus diversifiée que celle de ses prédécesseurs.
L’image et la mission
Il est à noter que la perception que le public a de chaque président russe correspond avec précision à sa mission historique. Boris Eltsine haut en couleurs, qui même par ses faiblesses bien connues personnifiait quelque chose de très russe et de débridé, devait à tout prix empêcher ses principaux partenaires d’oublier la présence de la Russie dans l’arène mondiale. Méfiant et paraissant toujours prêt à riposter, Vladimir Poutine incarnait la mission de renforcement des positions de la Russie pour compenser les pertes subies antérieurement. Dmitri Medvedev aimable et courtois, est le dirigeant de la période d’attentisme et de minimisation des risques dus à l’évolution extérieure imprévisible. Toutefois, dans le dernier cas, en raison du système dualiste inhabituel de pouvoir (le "tandem" Poutine-Medvedev - ndlr), l’image de Dmitri Medvedev ne représentait qu’une partie de la politique étrangère de la Russie, au second plan on continuait à deviner la présence de son mentor.
Le prochain mandat présidentiel, d’autant plus qu’il sera de six ans, promet d’être fatidique pour la Russie. Le président qui sera en poste de 2012-2018 devra agir sous le slogan "ne pas nuire", en évitant avant tous les risques, et seulement après en décidant où il faut jouer avec rapidité et audace.
L’opinion de l’auteur ne coïncide pas forcément avec la position de la rédaction