Les concombres sèment la zizanie en Europe

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Le concombre européen a rejoint les ennemis du genre humain figurant sur la liste ignominieuse des initiateurs de scandales européens et de guerres agricoles.

Le concombre européen a rejoint les ennemis du genre humain figurant sur la liste ignominieuse des initiateurs de scandales européens et de guerres agricoles. L’Union européenne a déjà connu toutes sortes de guerres agraires: des guerres du lait, de la viande de bœuf et de volaille, du saucisson, de la morue, du vin, des tomates, du raisin, du fromage… Les Etats-Unis ont mené des guerres de la banane. Par ailleurs, des combats livrés sur le front des importations par les pays européens de produits génétiquement modifiés en provenance d’Amérique n’ont pas entièrement cessé. L’Europe s’en est prise également à la Russie à cause de la viande de porc et des fleurs, et voilà que les légumes et les cucurbitacées en particulier sont à leur tour à l’ordre du jour des relations bilatérales. L’agence russe de protection des droits des consommateurs (Rospotrebnadzor) a fermé les frontières de la Russie aux légumes en provenance de tous les pays européens, décision rendue publique jeudi par Guénnadi Onichtchenko, directeur du Rospotrebnadzor.

A ce jour, le concombre a fait 17 morts et près de 1.600 blessés (victimes d’une souche excessivement nocive du colibacille). Selon les statistiques allemandes, le "dangereux syndrome" a été décelé chez 470 personnes qui n'ont pas vraiment attrapé le virus, mais c’est tout comme… L’enquête visant à dépister les origines de la morbide souche du colibacille (c’est lui qui conduit à l’apparition de l’agent toxique dans l’organisme hôte, provoque des symptômes de dysenterie, attaque le sang, le système nerveux, perturbe l'hémodynamique intrarénale, l'issue étant létale) se poursuit en Allemagne, et partout en Europe.

Des experts reconnaissent que le dépistage de l'origine de l’infection sera malaisé, voire impossible. Toutefois, la résolution de ce problème appartient aux médecins, aux microbiologistes et aux chefs des services sanitaires. Certains déclarent que l’on trouvera l'assassin. Selon d’autres, c’est une mission impossible étant donné qu’il s’agit d’une intoxication alimentaire, qui plus est provoquée par des légumes: les premiers symptômes ne se manifestent chez les patients qu’au bout de plusieurs jours. Or, à ce stade toutes les pistes ont déjà été éliminées, et les épluchures du coupable sont depuis longtemps dans le bac à ordures. Quoi qu’il en soit, l’enquête peut prendre des semaines, voire des mois.

Et si c'était un complot?

Certes, le "concombre criminel" originaire d’Espagne a déjà été disculpé, mais il a eu le temps de semer la zizanie en Europe. Les Allemands s’étaient tellement empressés de lancer des accusations contre les pauvres Espagnols (des accusations infondées et formulées sans vérifications préalables, ce qui ne cadre pas du tout avec leur caractère méticuleux), que cela a engendré la thèse du complot des cucurbitacées ou plus exactement "légumineux", visant la péninsule ibérique et ses agriculteurs. L’histoire connaît des incidents similaires. Quelques années auparavant, les Etats-Unis ont imposé un embargo sur les importations de raisin péruvien dans lequel des traces de cyanure de potassium avaient été relevées. Le secteur viticole péruvien s’est retrouvé au bord de l’effondrement. Ce n’est que plus tard qu’on a appris que ces intrigues avaient été tramées par la concurrence.

L’affaire du concombre ne semble pas appartenir à la même catégorie. Normalement, on ne joue pas à ce genre de jeux en Europe. Toutefois, le problème n’en devient pas moins aigu pour autant.

En général, tout ce qui a trait à l’agriculture est une vaste source de problèmes en Europe. L’Union européenne alloue plus de la moitié de son budget à la politique agricole commune. Il s’agit de subventions aux fermiers qui produisent beaucoup trop, et de dédommagements couvrant l’écart entre le prix de marché et le prix de revient des produits, ainsi que de subsides à l’achat d’engrais ou au refus de les utiliser, à la conservation des montagnes de produits excédentaires, etc. Le dernier "syndrome légumineux" est simplement une source supplémentaire de migraines, un abcès crevé de la politique agricole de l’UE, tordue et souffrant d’une pathologie chronique.

Madrid promet une corrida à Bruxelles

Les Espagnols ont déjà estimé les pertes subies par les producteurs de légumes du pays depuis le 21 mai, date à laquelle est morte en Basse-Saxe la première victime du colibacille pathogène, à 200 millions d’euros par jours. Le pays risque de perdre au final 70.000 emplois. Etant donné le taux de chômage de 21% et la crise économique et financière qui se poursuit, c’est un rude coup. Le fait est qu’avant la Russie un embargo sur les importations des légumes espagnols avait été décrété par le Danemark, la République tchèque, le Luxembourg, la Hongrie, la Suède et la Belgique. Et les services sanitaires allemands ont déconseillé à leurs concitoyens de consommer les légumes cultivés en Espagne. Ce qui équivaut à un embargo. Or, l’agriculture espagnole contribue à hauteur de 15% au PIB national, et crée plus de 300.000 emplois par an.

Les Espagnols produisent près de 16 millions de tonnes de légumes par an, dont plus de la moitié destinée à l'exportation vers les autres pays européens. Après l’"alarme du concombre", les ventes ont chuté des 70.000 tonnes traditionnelles à 2.000 tonnes. Les exportations espagnoles des fruits et des légumes ont été paralysées. On comprend donc pourquoi les fougueux Ibères ont été tellement indignés par les accusations teutonnes.

Alfredo Pérez Rubalcaba, vice-premier ministre espagnol, a déclaré que l’Espagne réfléchissait sérieusement à la possibilité de porter plainte contre l’Allemagne et d'exiger le dédommagement intégral de ses fermiers. L’Union européenne s’est saisie de la question des compensations destinées aux Espagnols, ce qui permettra, au moins, d’éviter le dépôt de plainte par le gouvernement espagnol. Toutefois, des associations d'agriculteurs espagnols déclarent d’ores et déjà qu’ils esteront certainement en justice contre les Allemands et obtiendront gain de cause, que leur gouvernement soit à leurs côté ou non.

Le régime à base de légumes n’est plus à la mode

Malgré la disculpation du concombre espagnol, les problèmes des agriculteurs ibériques sont loin d’être résolus. C’est d’ailleurs le cas de tous les fermiers européens. Les incidents semblables à celui qui vient de se produire ont une action prolongée: les consommateurs vont encore longtemps jeter des regards soupçonneux sur les concombres, les salades, les tomates et tous les autres légumes en provenance d’Espagne. Par la même occasion, ils limiteront la consommation des légumes produits ailleurs, par excès de précaution. Et tant que la source d’infection n’aura pas été détectée, ce qui risque de ne jamais se produire, les tables des ménages européens ne crouleront pas sous les légumes. Partant, les fermiers enregistreront une baisse de ventes et de bénéfices.

Le colibacille (Escherichia coli, également appelé E. coli) est en soi assez commun et anodin. Il est pratiquement toujours présent dans le tube digestif des animaux et de l’homme. C’est sa souche dite "shiga toxin" qui est dangereuse, celle dont il est justement question.

L’actuelle épidémie européenne de ce virus n’est pas la première, mais son envergure surprend les chercheurs. Un taux de mortalité aussi élevé est sans précédent. La plus grande poussée avait été précédemment enregistrée au Japon en 1993: près de 12.000 personnes ont été contaminées par le virus à l’époque et 12 en sont mortes. En 1996, la Grande-Bretagne a connu 217 cas de contamination et 11 morts. Au Canada, en 2000, sept personnes ont été tuées par le colibacille et quatre personnes aux Etats-Unis en 1993. "L’histoire des systèmes de protection de la santé publique ne connaît pas de poussée similaire de cette maladie", affirme Robert Tauxe, expert en intoxications alimentaires des Centres américains pour le contrôle et la prévention des maladies. Selon les médecins, il est pourtant très facile d’éviter la contamination par le virus: il suffit de bien nettoyer les légumes et de se laver les mains. Cela devrait aider.

En général, les crises de panique alimentaire ne sont pas rares, même au XXIe siècle. Il suffit de rappeler le tremblement de terre japonais et l’accident de la centrale nucléaire Fukushima survenus au printemps dernier. La Russie, les Etats-Unis, l’Australie, l’Inde, Singapour, Hongkong et beaucoup d’autres pays ont alors imposé un embargo partiel sur les importations de poissons et d’autres denrées en provenance du Japon. Pendant pratiquement dix ans, jusqu’en 2006, les membres de l’Union européenne ont maintenu un embargo sur les importations de viande de bœuf produite en Grande-Bretagne, qui avait connu une poussée d’encéphalopathie spongiforme bovine (ESB, maladie de la vache folle). Pendant toute l’année 2004, l’Union européenne interdisait les importations de la viande de poulet en provenance de Thaïlande en raison de l’épidémie de grippe aviaire. En 2008, la viande de porc irlandaise, contaminée par la dioxine, était frappée d’interdit. En 2008, les Etats-Unis, l’Union européenne et la Russie ont décrété un embargo conjoint sur les importations de lait chinois, où de la mélamine avait été décelée.

L’opinion de l’auteur ne coïncide pas forcément avec la position de la rédaction

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