Après que la police de Mikhaïl Saakachvili eut dispersé à Tbilissi un nouveau metting d’opposition à grand renfort de balles de caoutchouc, de gaz lacrymogènes et de matraques, Washington, principal sponsor du régime géorgien (en 2009, 1 milliard de dollars d’aides a été débloqué à l’intention du gouvernement de Géorgie), s’interroge sur son attitude envers le "premier démocrate" du Caucase. Ce processus se reproduit chaque fois aux Etats-Unis lorsqu’il leur est impossible de dire "non" à un allié et que, d’autre part, il paraît génant de continuer de lui accorder un soutien inconditionnel. Or, il est toujours extrêmement désagréable de se rendre compte que votre protégé politique est différent de l'image que vous vous faisiez de lui. Les Etats-Unis ont souvent été amenés à éprouver ce genre de déception avec des dictateurs latinoaméricains. Autrefois, l’Amérique parvenait à faire taire ses scrupules: le président Roosevelt a même trouvé un aphorisme pour ce genre de situations. Il a dit à propos du dictateur nicaraguayen Somoza: "C'est un salaud, mais c'est notre salaud". Toutefois, au XXIe siècle il est génant de baser sa politique sur de telles maximes.
Dernier dictateur vs. premier démocrate
Toutes proportions gardées, Alexandre Loukachenko et Mikhaïl Saakachvili ont des méthodes très similaires lorsqu’il s’agit de réagir à une manifestation d’opposition. Cette idée paraît chocante à première vue, mais elle cesse de l’être après un examen à la loupe juridique.
En vertu des lois existantes, aussi bien Loukachenko que Saakachvili avaient absolument le droit de disperser toute manifestation non avalisée par les autorités. Cela s’est, en effet, produit le 19 décembre à Minsk et le 25 mai à Tbilissi. Avec des conséquences et des réactions complètement différentes, mais la question n’est pas là. Toutefois, force nous est de constater que la façon de présenter la répression du meeting de Tbilissi et la manière de dénoncer la dispersion de la manifestation de Minsk font fortement songer à l’expression "deux poids deux mesures." Mais, finalement, ce ne sont que des interprétations politiques auxquelles tous ont le droit: nous ne vivons pas dans un monde entièrement uniformisé.
Néanmoins, l’attitude de l’Occident envers Saakachvili commence clairement à évoluer après son numéro de cirque avec des matraques et des policiers en guise d’accessoires et après sa tentative de rejeter sur Nino Bourdjanadze, chef de file de l’opposition, la responsabilité du meurtre d’un policier au cours de la répression du meeting. A notre époque volage des "révolutions arabes" et de l’heure de gloire des mouvements de protestation contre les régimes autoritaires (dictatoriaux, tyranniques, autocratiques, etc), il devient extrêmement difficile de dénoncer des tendances despotiques dans un pays et de ne pas déceler à peu près les mêmes velléités dans un autre. La presse américaine et européenne tout entière reconnaît que la perception de la Géorgie à l’étranger, ainsi que l’atmosphère à l’intérieur de ce pays auraient changé plus brutalement et plus radicalement si Mikhaïl Saakachvili n’avait pas la Russie pour voisin. Aussi bien les Occidentaux que les Géorgiens eux-mêmes incluent ce facteur dans leurs calculs, car ils craignent d’être taxés de pro-russes.
Saakachvili n’est pas synonyme de Géorgie
Le changement d’attitude envers le président géorgien, son gouvernement et son entourage s’accélérera sans doute après les événements survenus entre le 21 et le 25 mai 2011. Cela ne conduira probablement pas à un changement de régime dans le pays avant l’élection présidentielle de 2013, en tout cas personne ne s’y attend. A moins que l’opposition ne parvienne à réunir des forces suffisantes ce qui paraît pour le moment improbable.
Toutefois, ceux qui comprennent clairement que la démocratie et Mikhaïl Saakachvili ne sont pas des synonymes et que la Géorgie et Saakachvili, ça fait deux, sont actuellement nettement plus nombreux que seulement quatre ans auparavent.
Ces métamorphoses actives ne se limitent pas au milieu d’experts mais s’étendent officieusement à l’administration américaine. Jackson Diehl, chroniqueur du journal The Washington Post, a fait cette déclaration intéressante: "Le fait est que les Etats-Unis pourraient défendre la Géorgie et sa démocratie beaucoup plus facilement s’ils n’étaient pas obligés de défendre par la même occasion Saakachvili lui-même et de dépendre de lui. Les attaques verbales grossières publiques que lui a adressées Poutine et son faire-valoir Dmitry Medvedev, qui le traitent ouvertement de "fou" et de "salopard" n’ont fait que renforcer les positions de Saakachvili aussi bien à Washington qu’à Tbilissi." Ces phrases signifient d’habitude que leur héros est depuis longtemps un fardeau pour les Etats-Unis mais qu’il est tout de même "notre salaud" et qu’il faut donc le défendre pour avoir ne serati-ce que cela en guise de contrepoids "au grand ours."
Jackson Diehl est également l’auteur d’un autre passage qui mérite d’être cité in extenso: "Cependant, en définitive, les Etats-Unis pourraient être une démocratie, une théocratie ou un pays gouverné par des Martiens, et le président géorgien n’y attacherait aucune importance tant qu’il aurait la possibilité de se servir de Washington pour changer la dynamique des relations entre la Géorgie et la Russie." Ce qui est intéressant, c’est qu’entre 2003 et 2005, autrement dit sous George W. Bush, Jackson Diehl était le Sous-secrétaire d'État américain à la démocratie et aux affaires mondiales.
Il faut au moins reconnaître ce mérite à Mikhaïl Saakachvili qu’il a été à bonne école aux Etats-Unis où il a appris l’art de manipuler l’opinion publique, et il est, en effet, passé maître es embobinage de sponsors.
En 2009, littéralement à la veille de la visite du vice-président américain Joe Biden en Géorgie, Mikhaïl Saakachvili a annoncé les réformes électorales (élections directes des maires) et a promis de mettre à la disposition de l’opposition une chaîne de télévision câblée couvrant toute la Géorgie. Joe Biden, très sensible aux flatteries, a été tellement dorloté qu’il a fini par promettre une alliance pratiquement éternelle au président géorgien. Cela n’avait pas beaucoup de valeur pratique, mais c’était une excellente propagande.
En été 2010, on attendait avec impatience la visite de la Secrétaire d’Etat américaine Hillary Clinton à Tbilissi. Le gouvernement géorgien avait besoin de déterminer dans quelle mesure il pouvait compter sur le soutien de l’administration Obama. L’opposition au régime de Mikhaïl Saakachvili devenait alors de plus en plus forte, les anciens camarades de lutte quittaient le camp du président, et le régime géorgien avait absolument besoin que les Etats-Unis fassent étalage de leur amitié.
On ne cachait pas à Tbilissi que si Hillary Clinton prononçait ne fût-ce qu’une seule fois la formule "territoires géorgiens illégalement occupés" (c’est-à-dire l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud), la visite pourrait déjà être considérée comme un succès. Or, la Secrétaire d’Etat américaine a préféré des circonlocutions, à l’instar de celles-ci: "Nous ne sommes pas d’accord avec la présence de troupes russes en Abkhazie et en Ossétie du Sud", "les Etats-Unis et la Russie coopèrent au sein du Groupe de contact de Minsk de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe en matière de réglement du conflit du Haut-Karabakh, mais nous ne pouvons pas être d’accord avec la Russie en ce qui concerne la Géorgie." Globalement, Hillary Clinton faisait constamment remarquer que bien que Moscou et Washington mènent une politique de redémarrage, ils ne sont pourtant pas obligés de "penser à l’unisson" sur toutes les questions. Cette déclaration devait réconforter tous les adversaires du reset russo-américain sans contenir pour autant aucun engagement concret. Mme Clinton aurait pu employer la même phrase en décrivant les relations entre les Etats-Unis, d’une part, et Israël, la France ou l’Allemagne, de l’autre. Les calembredaines diplomatiques habituelles. Les attentes du régime de Saakachvili ont alors été décues.
Les gènes autocratiques
C’est il y a bien longtemps qu’on a décelé des penchants autocratiques chez Mikhaïl Saakachvili: avant la dispersion des manifestations d’opposition, celles de mai 2011 et de novembre 2007, avant la guerre du Caucase d’août 2008 et même avant qu’il ne renverse Edouard Chevarnadze, son ancien patron, mentor et bienfaiteur.
"Je crois que Mikhaïl [Saakachvili] a une véritable propension à l’autoritarisme", estime Scott Horton, juriste américain, professeur à l’école de droit de l’Université Columbia. Ce même professeur dont Saakachvili suivait les cours au milieu des années 1990 et qui l’a embauché par la suite dans son cabinet d’avocats new-yorkais. Selon M. Horton, cette particularité de Saakachvili s’est manifestée ensuite dans son attitude envers les prérogatives et le pouvoir présidentiels et s’est traduite par la marginalisation du parlement et la minimisation du rôle des manifestations de l’opposition. Toutefois, on peut difficilement blâmer Saakachvili pour cela. L’autoritarisme héréditaire paraît endémique dans toute la région où il fait florès.
L’opinion de l’auteur ne coïncide pas forcément avec la position de la rédaction