Ben Laden, un épisode de la période de transition dans le monde

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Fedor Loukianov - Sputnik Afrique
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Un vétéran de la guerre en Irak, interrogé par la chaîne Euronews au milieu de la foule en liesse à New York sur l’élimination d’Oussama Ben Laden, a répondu: "Nous l’avons traqué partout: en Irak, en Afghanistan, au Yémen, et nous avons enfin réussi. Désormais les soldats américains pourront rentrer chez eux…"

Un vétéran de la guerre en Irak, interrogé par la chaîne Euronews au milieu de la foule en liesse à New York sur l’élimination d’Oussama Ben Laden, a répondu: "Nous l’avons traqué partout: en Irak, en Afghanistan, au Yémen, et nous avons enfin réussi. Désormais les soldats américains pourront rentrer chez eux…" La réaction est révélatrice pour les Etats-Unis qui croulent sous le fardeau de la domination mondiale.

L’élimination de ben Laden est, bien sûr, une victoire politique des Etats-Unis et de Barack Obama personnellement. Les Etats-Unis ont montré qu’ils étaient capables d’atteindre les objectifs fixés, ce qui est primordial pour le maintien de leur réputation dans le monde. Le président américain détient désormais un argument convaincant contre les accusations de négligence des intérêts de la sécurité nationale formulées par les conservateurs.

Certaines personnes malveillantes comparent souvent Obama à Jimmy Carter, l’un de ses prédécesseurs démocrates qui n’a pas réussi à se faire réélire. L’une des causes était l’échec cuisant de l’opération secrète du printemps 1980, lorsqu’au lieu de libérer les otages de l’ambassade à Téhéran, les forces spéciales américaines ont subi des pertes suite au crash de leur hélicoptère et ont dû s’échapper. Mais le succès de l’opération d’élimination de Ben Laden sera, au contraire, une aide précieuse dans la campagne électorale d’Obama.

L’opération au Pakistan pourrait changer le scénario afghan. Barack Obama est partisan d'écourter le stationnement des troupes américaines dans ce pays, mais son intention de commencer le retrait des troupes dès cet été ne suscite pas l’enthousiasme. Désormais, il a un nouvel argument: la mission principale est accomplie, et quant à l’idée d’établir un Etat démocratique dans les contreforts de l’Hindou-Kouch, annoncée au stade initial de l’invasion, elle a été abandonnée depuis longtemps. Il est à noter que Hamid Karzaï s’est également prononcé en faveur de la réorientation: l’Afghanistan n’est pas une source de terrorisme, et les Américains devraient depuis longtemps revoir leur attitude dans ce pays.

Et que signifie la mort du renégat saoudien dans un contexte plus large? A en croire ce qui est écrit sur Al-Qaïda, Oussama Ben Laden n’était plus depuis longtemps et ne pouvait pas être son véritable chef. Selon la version courante, il s’agit d’un réseau, dont les cellules fonctionnent indépendamment les unes des autres, autrement dit qui n’ont pas besoin d’une planification centralisée. Il existe une idéologie générale: la lutte contre les "Juifs et les Croisés", mais certaines "antennes régionales" ont des ennemis clairement définis: les autorités des pays musulmans respectifs, ou les "occupants" étrangers. L’anéantissement du symbole qu’était Ben Laden depuis longtemps, pourrait refreiner l’entrain, mais sur le plan pratique peu de choses changeront: au niveau local chaque cellule a ses propres missions, et elles continueront à les accomplir.

D’autre part, la disparition de Ben Laden pourrait signifier le déclin de la notion de "terrorisme international" dans le sens utilisé dans les années 2000. Après le choc du 11 septembre 2001, l’administration de George W. Bush a tenté de transformer la lutte contre le terrorisme en noyau de la politique mondiale. Ce mal devait remplacer la menace soviétique disparue, la confrontation contre laquelle pendant la seconde moitié du XXe siècle avait constitué l’ossature du système international. Mais l’effet polarisant de l’approche de Bush a clairement été supérieur à l’effet consolidateur. D’autant plus que l’ancien hôte de la Maison Blanche tentait de concilier la guerre contre la terreur et le règlement d’autres problèmes, tels que le règlement de comptes avec Saddam Hussein et le renforcement de la présence militaro-politique des Etats-Unis au Proche-Orient.

Quoi qu’il en soit, aujourd’hui la situation a changé. Le spécialiste britannique des questions stratégiques Julian Lindley-French voit une logique dans le fait que "l’affaire" Ben Laden est réglée précisément maintenant, lorsque tout le Proche-Orient s’est mis en mouvement. La montée de l’islamisme radical à la charnière des siècles est devenue une réaction à la crise morale profonde des régimes nationalistes autoritaires au pouvoir dans le monde arabe depuis l’époque de la libération de la dépendance coloniale. La vague actuelle de renouveau politique, qui a surpris les partisans du djihad, permet d’insuffler une nouvelle vie dans l’ordre du jour nationaliste. Bien sûr, il prendra une forme religieuse plus prononcée qu’auparavant, mais sera orienté vers le renforcement d’Etats concrets et de leur rôle dans la politique internationale, et non pas vers des chimères à l’instar de la création d’un nouveau califat.

Oussama Ben Laden a été enfanté par la guerre froide, par la confrontation bipolaire, et à la fin de cette dernière il a tenté de commencer à jouer son propre jeu. Le 11 septembre 2001 n’a pas bouleversé le monde. Cet accident a seulement servi de catalyseur des processus objectifs d'érosion de l’ordre mondial, qui avaient commencé bien avant les attaques du World Trade Center et du Pentagone. Ni Oussama Ben Laden, ni le "terrorisme international", dont il était la personnification, ne sont devenus des moteurs de l’histoire. Ils resteront un épisode de la période de transition que le monde traverse depuis la fin du XXe siècle. Et qu’il traversera tant que le système international n’aura pas trouvé un nouvel équilibre.

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La Russie est-elle imprévisible? Peut-être, mais n'exagérons rien: il arrive souvent qu'un chaos apparent obéisse à une logique rigoureuse. D'ailleurs, le reste du monde est-t-il prévisible? Les deux dernières décennies ont montré qu'il n'en était rien. Elles nous ont appris à ne pas anticiper l'avenir et à être prêts à tout changement. Cette rubrique est consacrée aux défis auxquels les peuples et les Etats font face en ces temps d'incertitude mondiale.

Fedor Loukianov, rédacteur en chef du magazine Russia in Global Affairs.

 

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