La grande transhumance

© Photo Département de police du district Ouest de MoscouMoscou: une cité souterraine pour les immigrés clandestins
Moscou: une cité souterraine pour les immigrés clandestins - Sputnik Afrique
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L’effondrement de l’Union soviétique a conduit à des flux migratoires incontrôlables vers la Russie.

L’article a été préparé par la rédaction du journal Les Nouvelles de Moscou dans le cadre du projet Vingt ans sans l’URSS, projet conjoint des Nouvelles de Moscou, de l’agence RIA Novosti et du magazine Russia in Global Affairs

A l’époque soviétique l’émigration était pratiquement inexistante et les flux migratoires à l’intérieur de l’URSS étaient principalement organisés et planifiés par les organismes d’Etat. La population se rendait là, où se trouvaient de grands chantiers et où l'on avait besoin de main d'œuvre.

Le Comité central du PCUS et le Conseil des ministres de l’URSS publiaient, par exemple, le décret conjoint sur le développement des "terres non noires" de la République socialiste fédérative soviétique de Russie (régions centrales de la Fédération de Russie aux sols relativement pauvres, ndlr), et un nombre bien défini de citoyens soviétiques partait, conformément à ce décret, mettre en valeur les terres de la zone des "terres non noires." Les gens migraient d’ailleurs de leur plein gré, mus par des motivations économiques. Cependant, ces flux s’inscrivaient dans un plan strict. Il existait notamment tout un système de privilèges destiné à attirer les gens dans le Grand Nord. Cette approche était appelée "la redistribution de la main d'œuvre en conformité avec le plan de répartition et de développement des forces productrices." Par ailleurs, les déportations de population étaient également cataloguées comme migrations. Après l'effondrement de l'Union soviétique, les causes et les formes des migrations ont fondamentalement changé.

A l’époque soviétique

Certes, un jeune pouvait partir faire des études dans une autre ville même en l’absence de décret du Comité central du PCUS. Toutefois, à l’issue des études universitaires, le diplômé ne pouvait pas échapper à ce qu’on appelait le système des affectations: il pouvait choisir mais seulement dans la liste des emplois dressée par son établissement d'enseignement supérieur en concertation avec le ministère concerné.

Les flux migratoires entre les républiques de l’URSS obéissaient au même principe que les migrations à l’intérieur de la République socialiste fédérative soviétique de Russie (RSFSR): lors de la mise en valeur des terres vierges du Kazakhstan, les jeunes nés en RSFSR s’y rendaient, répondant ainsi à l’appel des Jeunesses communistes. La construction de la Magistrale Baïkal-Amour (BAM: ligne ferroviaire en Russie, traversant la Sibérie et l'Extrême-Orient russe, reliant le lac Baïkal au fleuve Amour, ndlr) ou de la gigantesque Usine d'automobiles de la Volga (VAZ) attiraient la main d'œuvre en provenance de tous les coins de l’URSS.

Les flux migratoires étaient directement subordonnés à la localisation des chantiers dans telle ou telle république de l’Union soviétique. La RSFSR a ainsi connu des périodes lors desquelles son solde migratoire était négatif. Entre 1951 et 1975, la Russie perdait en moyenne 126.000 habitants par an, or entre 1976 et 1990 elle acquérait, au contraire, 169.000 habitants par an.

Il est à noter que dès cette époque les entreprises soviétiques employaient des travailleurs immigrés temporaires en provenance de l’étranger: les Coréens du Nord et les Bulgares stockaient le bois, les femmes vietnamiennes étaient employées par des entreprises de l’industrie légère. Et inversement, les Soviétiques participaient à la construction d'usines en Algérie, en Inde, en Mongolie et dans d’autres pays. Toutefois, ces activités s’effectuaient dans le cadre des accords intergouvernementaux. L’URSS n’était pas présente sur le marché international de l’emploi et n’admettait pas la libre circulation de la main-d'oeuvre.

Après l’effondrement de l’empire

Dès avant l’effondrement de l’URSS, des masses humaines se sont mises en mouvement, cette fois-ci sans le moindre plan. Tout a débuté par des conflits interethniques. La Russie a été submergée par des flots de réfugiés. Telle fut le premier grand changement. Le deuxième a consisté en la fin de l’économie planifiée, ce qui a conduit à l'arrêt de la "politique de redistribution de la main d'œuvre en conformité avec le plan de répartition des forces productrices." Troisièmement, l’économie elle-même traversait une période difficile, et la récession catastrophique dans les régions périphériques a forcé les personnes les plus entreprenantes à se réfugier dans les plus grandes villes à la recherche d’une existance plus décente.

Selon le recensement de 1989, la Russie comptait 10,5 millions de résidents permanents nés dans les autres républiques soviétiques et 994.000 résidents nés à l’étranger ou n’ayant pas indiqué leur lieu de naissance. Le recensement de 2002 a relevé en Russie 11,5 millions de résidents nés dans les anciennes républiques soviétiques, 466.000 personnes nées à l’étranger et 1,6 millions d'individus qui n’avaient pas indiqué leur lieu de naissance. Autrement dit, le pourcentage des immigrés dans la totalité de la population russe s’élevait à 7,1% à la veille de l’effondrement de l’URSS et à 8,3% en 2002.

Au cours de la période qui sépare ces deux recensements, la Russie a vu diminuer le nombre des ressortissants de Biélorussie (de 34%), de Lituanie (de 26%) et d’Ukraine (de 23%). Parallèlement, le nombre de ressortissants de certaines autres républiques a augmenté, surtout celui des Arméniens (de 3,2 fois), des Tadjiks (de 2,5 fois), des Azerbaïdjanais (de 1,8 fois), des Ouzbeks (de 1,7 fois), des Géorgiens et des Kazakhs (de près de 1,5 fois). Tout comme en 1989, les immigrés les plus nombreux étaient originaires d’Ukraine (3,6 millions de personnes) et du Kazakhstan (2,6 millions).

En un mot, le système compliqué, bureaucratisé et entièrement conditionné à l’économie planifiée s’était effondré du jour au lendemain, et il fallait en édifier un autre à sa place de toute urgence. Il était nécessaire de réguler les flux migratoires à l’intérieur du pays et de créer ex-nihilo des organismes destinés à réglementer l’immigration. La tâche était, certes, titanesque, et elle n’a pas vraiement été accomplie à ce jour, car de nouveaux défis viennent se substituer aux anciens.

La question russe

Entre 1989 et 1995 la Russie a connu l’augmentation du solde migratoire positif de trois fois due à la fois à un afflux accéléré de la population et à une diminution brusque de son reflux. Les Russes en provenance des autres anciennes républiques soviétiques se réfigiaient en Russie, fuyant les conflits interethniques et la nouvelle politique des autorités des anciennes républiques soviétiques visant à imposer la langue locale dans tous les domaines, à savoir dans l’administration, l’enseignement et cætera. Ils fuyaient également la récession économique. Selon les statistiques du ministère russe de l’Intérieur, au début de l’année 1992, on recensait en Russie 300.000 personnes ayant quitté les anciennes républiques soviétiques. Or, d’ici 1995, le nombre des réfugiés et des personnes déplacées, principalement en provenance de l’Azerbaïdjan, de l’Ouzbékistan, du Kirghizstan, de la Géorgie et du Kazakhstan, était passé à 600.000.

La Russie était le pays d’accueil le plus important de la CEI (Communauté des Etats Indépendants). Selon certaines estimations, entre 1991 et 1994, la Russie a accueilli 3,6 millions de personnes cependant que 1,7 million l’ont quittée. La Russie accueillait les trois quarts de tous les immigrés franchissant les frontières de la CEI.

En 1989, en Russie, sur 100 émigrés on recensait 124 immigrés. Le rapport était de 100 à 250 en 1993 et de 100 à 367 en 1995. A l’époque, 50% des immigrés arrivaient des pays de l’Asie centrale, 20% de l’Ukraine et 17% des Etats transcaucasiens. Le pourcentage des personnes appartenant à l’ethnie russe était passé dans ces groupes de 38% en 1989 à 80% en 1993.

C’est à la même époque qu’a débuté l’émigration généralisée des Russes et des ressortissants des pays de la CEI vers l’Occident. Les statistiques concernant l’émigration sont tout aussi sujettes à caution que celles de l’immigration (cela est dû aux particularités du système d’enregistrement). Toutefois, selon certaines estimations, entre 1991 et 1994, près de 1,4 million de personnes ont quitté la CEI, dont 371.000 sont parties de Russie.

Dans le même temps, les flux migratoires à l’intérieur de la Russie ont considérablement diminué par rapport à l’époque soviétique: en 1993, la somme des arrivées et des départs ne constituait que 60% de celle de 1989. Ce n’est bénéfique ni pour l’économie, ni pour les résidents du pays eux-mêmes: les entreprises sont dans l’impossibilité d’attirer une main d’œuvre supplémentaire et cette dernière ne trouve pas d’emplois.

C’est à cette époque que remonte également la tendance qui veut que la population quitte les régions défavorisées sur le plan du climat, c'est-à-dire les plus froides, car les salaires n’étaient plus majorés en fonction du facteur climatique, et qu’elle afflue dans le District fédéral central de Russie ainsi que dans les deux plus grandes villes du pays (Moscou et Saint-Pétersbourg). Ainsi, l’Extrême-Orient russe, colonisé de manière régulière à l’époque soviétique, s’est mis à se dépeupler. De la même manière, les habitants ont commencé à rapidement "déserter" le Grand Nord. Entre 1992 et 1995, le district autonome de Tchoukotka a perdu 39% des habitants, et la région de Magadan en a perdu 29%. La population apte au travail a opté pour les régions centrales de la Russie. Entre 1989 et 1995, le District fédéral central a accueilli 299.000 personnes. Ce chiffre est de 180.000 pour le District fédéral de la Volga, de 408.000 pour le Nord-Caucase et de 110.000 pour la Région centrale des terres noires (Tsentralno-tchernozemnaïa oblast). Les Territoires de Krasnodar et de Stavropol, les régions de Volgograd et de Rostov, ainsi que les villes de Moscou et de Saint-Pétersbourg ont été les plus grands bénéficiaires.

A la recherche d’une politique migratoire

Face aux processus susmentionnés, Moscou cherchait à définir sa politique migratoire. Au début, les réglementations étaient adoptées au cas par cas. Ainsi, un décret a été entériné après les pogromes de Ferghana dont les Meskhètes avaient été victimes en juin 1989, un autre a été adopté pour accueillir des réfugiés en provenance du Kazakhstan, etc. Fin 1991, par son arrêté présidentiel, Boris Eltsine a ordonné au gouvernement de prendre des mesures plus généralisées, à savoir créer le comité chargé des migrations auprès du ministère russe du Travail, élaborer un programme national à long terme appelé Migration et formuler les mesures de protection des intérêts des citoyens russes résidant dans les anciennes républiques soviétiques. En juin 1992, le service fédéral russe des Migrations a été créé et a été chargé d’élaborer une législation migratoire et de procéder à sa mise en pratique. Les pays de la CEI ont suivi le même chemin: ils ont procédé à la création des organismes ad hoc et à la rédaction des programmes. En septembre 1993, certains pays de la CEI ont signé un accord d’aide aux réfugiés et aux personnes déplacées, ainsi que d’autres accords multilatéraux. Le processus était ardu: chaque pays cherchait à défendre ses propres intérêts. Au final, c’étaient les citoyens qui pâtissaient du manque de coordination des efforts des anciennes républiques soviétiques et du financement inadéquat des programmes par la Russie.

Le marché commun

Début 1995 le flux des réfugiés et des personnes déplacées s'est tari et a été remplacé par un flot de travailleurs immigrés. Selon les experts, le rapport entre les immigrés officiels et clandestins était de 1 à 10 à l’époque (ce rapport est actuellement de 1 à 3-5).

"La circulation de la main d’œuvre est un puissant levier qui permet de renforcer les liens de partenariat entre les pays, déclare Janna Zaïontchkovskaïa, directrice du Centre d’études migratoires. Nous répétons tous souvent que nous avons créé un marché commun de l’emploi, mais peu nombreux sont ceux qui comprennent le sens de ce terme. Or, le marché commun de l’emploi prévoit l’unification des normes de la législation du travail. Les Codes du travail sont très volumineux, et toutes leurs normes doivent être concertées ou cours des négociations entre les pays lors desquelles aussi bien la Russie que ses partenaires devront faire des concessions. Et les concertations ad-hoc s’étaleront sur plusieurs années. Or, à ce jour, c’est l’accord de 1994 sur la coopération dans le domaine des migrations de la main d’œuvre et sur la protection des droits des immigrés qui reste le document de base. Il stipule notamment la reconnaissance du droit des retraités de toucher leurs retraites en cas de déménagement d’un pays signataire dans un autre, mais aucune pratique judiciaire et aucun système d’accords concrets ne sont venus à l’appui de cet accord qui, de ce fait, demeure une simple déclaration [de bonnes intentions], ce qui est insuffisant."

Les immigrés, sont-ils une panacée pour la Russie?

Depuis un certain temps, d’aucuns affirment que les immigrés sont un remède pour la Russie étant donné la dépopulation du pays, l’abandon des terres et l’augmentation du rapport entre les retraités et les personnes aptes au travail, ces dernières devenant de moins en moins nombreuses.

Selon le pronostic moyennement optimiste publié par l’agence russe des statistiques Rosstat, la diminution de la population apte au travail, qui a débuté en 2007, se chiffrera à près de 8 millions de personnes en 2015 et 14 millions à l’horizon 2025. La Russie connaîtra la décroissance la plus importante de la population apte au travail entre 2011 et 2017, avec une baisse de plus d’un million de personnes par an dans cette tranche d’âge.

Autrement dit, il est question d’accueillir des ressortissants des pays de la CEI en Russie non seulement pour des travaux temporaires, mais définitivement, en les laissant s’installer avec leurs familles afin de "se reproduire et de devenir nombreux et de remplir la Terre."

Or, il serait opportun dans ce contexte de procéder à l’élaboration d’une stratégie migratoire a long terme et non pas destinée à régler des problèmes éphémères (et qui consiste, par exemple, à inviter des Ukrainiens lorsque la Russie a besoin de chauffeurs, ou à faire venir des Tadjiks et des Moldaves lorsque des employés du secteur du bâtiment sont requis). Cette stratégie a long terme permettrait de répondre à la question de savoir qui, en quelle quantité et à quelles conditions vient travailler en Russie. Et ce que la Russie devrait faire afin d’accueillir et d’absorber ces masses humaines en leur assurant une vie décente. Et, certes, quelle est la politique à adopter face à la population russe qui se montre de plus en plus hostile envers les immigrés.

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