Les fleurs apportées par les habitants de Minsk sur le lieu de la tragédie, à la station de métro Oktiabrskaïa au cœur de la capitale, ne sont pas encore fanées. Toutes les victimes innocentes de l’attentat n’ont pas encore été enterrées. On n’arrive pas encore à se faire à l’idée que les principaux suspects, ceux qui ont rempli la bombe de clous et de rondelles qui ont mutilé les usagers du métro sont des compatriotes. On ignore toujours la raison de ce geste insensé.
Mais le président biélorusse Alexandre Loukachenko a déjà publiquement ordonné de soumettre à des interrogatoires poussés la "cinquième colonne", à savoir les dissidents, les opposants à sa politique, ceux qui en dépit d’une pression sans précédent après l’élection présidentielle en décembre 2010 ont osé dire ce qu’ils pensaient. Certains membres de l’opposition viennent de sortir de prison et attendent leurs procès et les verdicts.
Etre qualifié de membre de la "cinquième colonne" revient à être marqué d'un sceau infamant dans le pays où une personne sur trois a été tuée par les nazis. Désormais on veut éclabousser cette minorité de dissidents de sang des victimes de l’attentat. Le chef de l’Etat a ordonné de "ratisser le pays dans tous les azimuts", mais dans son discours il a clairement indiqué l’axe principal de l’offensive: les politiciens de l’opposition, ceux qui ont osé donner leur avis. Ordre a été donné de les trouver et de les "interroger comme des criminels."
Dans un pays où les autorités ont exhumé l’expression stalinienne d’"ennemis du peuple", et où les agents du KGB sont appelés "tchékistes" (comme à l’époque soviétique, ndlr), tout cela renvoie involontairement à un événement historique: le meurtre de Sergueï Kirov (homme politique soviétique, ndlr) en 1934 par un "déséquilibré mental." C’est approximativement le même diagnostic qui est pour l’instant posé par les services spéciaux biélorusses, qui ont réussi à boucler l'enquête avec une célérité incroyable. Cela mériterait des médailles. Dommage qu’on ait trouvé les terroristes après, et pas avant…
Staline n’était pas impliqué dans le meurtre de Kirov, comme l’a conclu par la suite la commission spéciale de Khrouchtchev. Cependant, il a habilement utilisé l’attentat pour régler ses comptes avec l’opposition au sein du parti. Ce qui s’est traduit par de nombreuses arrestations à Leningrad et à Moscou. Plus tard, les historiens appelleront cette vague les "Grandes Purges" staliniennes. Les autorités ont apporté des changements législatifs en créant l’ossature d’organismes publics de répression "destinés à éradiquer définitivement les ennemis de la classe ouvrière."
Le président biélorusse enjoint de coincer tous ceux qui créent "un environnement négatif" et sèment la panique et les rumeurs, peu importe à quel sujet. "Toute panique au sujet des produits alimentaires et [de la crise] des devises doit cesser", a déclaré le président.
La Banque nationale, qui reflète dans ses statistiques une baisse du taux de change du rouble biélorusse par rapport au dollar au cours des quatre derniers mois après les résultats impressionnants de la victoire de Loukachenko à la présidentielle, devra probablement répondre tôt ou tard de cette "panique" monétaire.
Des communiqués au sujet des premières arrestations pour diffusion de rumeurs négatives arrivent déjà de Minsk: en Biélorussie un article du Code pénal stipule des sanctions à ce sujet. Ne daterait-il pas de la Seconde guerre mondiale? Or la panique et les rumeurs en temps de paix ne sont-elles pas le revers de l’incrédulité à l’égard du gouvernement, de l’absence d’informations fiables, de la réaction de la société au camouflage de la réalité dans les médias officiels?
En Biélorussie, la guerre contre les rumeurs a été déclarée à la veille du 25e anniversaire de l’accident à la centrale nucléaire de Tchernobyl.
A l’époque, le gouvernement a gardé le silence au sujet du nuage radioactif se dirigeant vers la Biélorussie, et la population n’a pas cédé à la panique. Les gens croyaient naïvement que Mikhaïl Gorbatchev qui avait proclamé la "glasnost" (transparence) préviendrait le peuple du danger. "Il faut boire de l’iode dilué dans un verre d’eau, et rester à la maison en fermant les fenêtres", chuchotait derrière les portes fermées la secrétaire de notre rédaction Zoïa, dont le mari entretenait le réacteur nucléaire de l'équivalent biélorusse d’Akademgorodok. Les "voix des ennemis" (les radios occidentales dont les émissions étaient destinées à être écoutées en URSS, ndlr) insistaient sur la même chose. Plus tard, on apprenait que la vague de radionucléides d’iode qui affecte la glande thyroïde était passée précisément durant les premiers jours après l’explosion du réacteur. Or il existe un mode d’emploi expliquant les mesures à prendre pour réduire au minimum ses effets nocifs.
"Ne sème pas la panique", disaient les correspondants de notre journal de Minsk. Et ils buvaient du vin rouge qu’ils appelaient le "radieux de Tchernobyl", selon certaines rumeurs cela aidait également. Et ils se portaient volontaires pour aller au cœur de l’incident: merci au rédacteur en chef Leonid Ekel de ne pas nous y avoir envoyés.
Accompagnés d’orchestres et de drapeaux rouges, les Biélorusses étaient envoyés dans les manifestations et les fêtes "pour ne pas semer la panique." On semait le cancer, surtout parmi les plus jeunes, dont la thyroïde ne pouvait pas résister à l’impact radioactif. La leucémie et le cancer de la thyroïde sont des maladies biélorusses. Ceux qui ont été épargnés diront que c’est normal, que le plus important est que la panique a été évitée. Ceux qui sauvaient ou enterraient leurs propres enfants maudiront ceux qui ont "pris soin" du peuple de cette manière. Des millions de personnes avaient seulement besoin de savoir la vérité. Et elles en auront besoin. Et que les autorités les laissent choisir l’attitude à adopter.
Comme beaucoup de Biélorusses, je "porte" un nodule thyroïdien. Un souvenir.
L’opinion de l’auteur ne coïncide pas forcément avec la position de la rédaction