La voie vers la formation d’un Etat-nation a été tragique. Etait-il possible de sauver l’URSS et pourquoi vingt ans plus tard la situation en Géorgie ne s’est-elle toujours pas apaisée? Edouard Chevardnadze (ministre des Affaires étrangères de l'Union soviétique de 1985 à 1990. Président de Géorgie de 1992 à 2003) répond aux questions au correspondant de Moskovskie novosti (Nouvelles de Moscou) Mikhaïl Vignanski.
Le 31 mars 1991, 89,9% des électeurs géorgiens se sont prononcés pour la sortie de la république de l’Union soviétique lors du référendum. Deux semaines auparavant, la Géorgie avait refusé de participer au plébiscite sur la préservation de l’URSS. Le 17 mars, le vote s’est tenu seulement en Ossétie du Sud qui à l’époque luttait depuis deux ans pour la sécession de la Géorgie. En Ossétie du Sud, seulement 9 personnes sur 44.000 ont voté contre l’URSS. Mais plus de 60% des électeurs en Abkhazie ont participé au référendum géorgien, et pratiquement tous ont soutenu l’idée de la souveraineté de la Géorgie. Cependant, l’année suivante le conflit entre la Géorgie et l’Abkhazie a éclaté, suite auquel Tbilissi a perdu le contrôle de cette république autonome également. Avant cela, en décembre 1991, des actions armées de l’opposition ont commencé dans la capitale géorgienne contre Zviad Gamsakhourdia (premier président de la Géorgie indépendante, du 26 mai 1991 au 6 janvier 1992) qui s’est enfui en Tchétchénie en janvier 1992. En mars 1992, l’ancien ministre soviétique des Affaires étrangères Edouard Chevardnadze est revenu de Tbilissi à Moscou. Il est resté à la tête de la Géorgie les onze années suivantes.
- Pouvait-on sauver l’Union Soviétique, ou cette idée était-elle condamnée?
- Les dirigeants de l’URSS de l’époque ont tout fait pour détruire l’Union au lieu de la sauver. Principalement en raison de la rivalité entre deux dirigeants: Mikhaïl Gorbatchev et Boris Eltsine. On a longtemps débattu pour décider s’il était possible de laisser Mikhaïl Gorbatchev au poste présidentiel avec des pouvoirs limités. On a négocié avec lui ce qu’il serait capable de faire ou non, comment restreindre ses compétences, et en fin de compte tout cela a provoqué l’effet inverse. J’étais déjà à la retraite, mais je pensais beaucoup à l’avenir éventuel de l’URSS, j’en parlais surtout avec Alexandre Iakovlev (l'un des principaux architectes de la perestroïka, ndlr). Quatre ans avant l’effondrement de l’Union soviétique, j’étais convaincu que cela arriverait, car tout empire est condamné à s’effondrer tôt ou tard, mais je me suis trompé dans les délais. Je pensais que l’Union soviétique demeurerait encore 11 ou 12 ans. En fait, toutes les conditions subjectives et objectives évoluaient de telle manière, qu’il était impossible de préserver l’URSS.
En dépit de tous ces événements survenus à une époque fatale pour la Géorgie du début des années 1990, le référendum de 1991 s’est déroulé sans complications, la majorité des électeurs d’Abkhazie y ont même participé. Et ce référendum, et ses résultats sont historiquement justifiés. A cette époque, la Géorgie visait l'indépendance et menait une politique ferme sur cet axe. Il a été donc possible de refléter la volonté du peuple. Mais il est difficile de dire comment la participation au référendum de toute l’Union aurait pu influer sur le sort de la Géorgie. Désormais, on ne peut que théoriser sur ce sujet.
- Quel a été le rôle de l’Occident dans l’effondrement de l’URSS?
- Je me souviens d’une rencontre dans ma maison à Moscou, j’avais invité Henry Kissinger. Il avait la parole la plupart du temps. Voici ce qu’il a dit: aux Etats-Unis on a toujours estimé que l’URSS était un Etat hostile, nous voulions contribuer à tout prix à son effondrement, mais aujourd’hui que c’est un fait accompli, nous ne savons pas quoi faire.
- Autrement dit, ils n’étaient pas prêts à des processus aussi rapides?
- Non.
- Pourrait-on dire qu’à partir d’une certaine période l’effondrement de l’URSS était inévitable?
- Avant Nikita Khrouchtchev, dans toute l’Union soviétique on vivait mieux qu’actuellement. Il a tout détruit. La population a commencé à souffrir de faim en Russie, en Géorgie et dans toutes les autres républiques. Voici le résultat de son travail "brillant." Si une personne normale avait été à sa place, l’URSS aurait encore certainement existé autant qu’avant Khrouchtchev. Prenons l’exemple de son interdiction frappant les lopins de terre privés, le bétail en propriété privée. Même les chèvres ont été interdites! Et c’était précisément le début de l’effondrement de l’URSS. Le dirigeant de l’époque du parti communiste géorgien Vassili Mjavanadze avait réussi à défendre le droit des paysans à la propriété. Car on vivait principalement grâce à la culture du lopin de terre situé près du domicile. Je sais ce que c’est, j’ai vécu moi-même à la campagne.
- Vous n’avez donc pas la nostalgie de l’Union soviétique?
- Non. Probablement Gorbatchev a la nostalgie. Mais je sentais de toute manière que cela se produirait.
- Gorbatchev dit que l’Occident lui a menti en promettant de ne pas élargir l’OTAN vers l’Est. La diplomatie soviétique s’est-elle trompée?
- Personne n’a dupé personne. Tout a résulté des négociations.
- Quelques jours après le référendum du 31 mars, le 9 avril 1991, la Géorgie a adopté l’Acte de l'Independance. Mais en août Zviad Gamsakhourdia a soutenu, en fait, les décisions du Comité d’Etat pour l’état d’urgence de l’URSS en abrogeant la Garde nationale, ce qui a conduit à des manifestations armées de l’opposition contre lui. Gamsakhourdia a-t-il eu tort?
- Oui. C’était une décision fatidique. Mais ce n’est sa principale erreur. En septembre 1993, lorsque nous défendions Soukhoumi, il y avait beaucoup de ses partisans parmi nous. C’était des gens bien qui savaient combattre. Chaque soir je me réunissais avec le commandement, on se concertait au sujet de la situation, et le matin je me levais à six heures et examinais les positions personnellement. Un soir, on me dit: rien de grave, on continue à se battre. Et le matin je m’aperçois qu’il n’y a aucun partisan de Gamsakhourdia sur les positions! Gamsakhourdia était revenu à cette époque de Tchétchénie en Géorgie occidentale, s’était installé dans la ville d’Otchamtchira et avait appelé ses partisans à le rejoindre. Nous avons perdu Soukhoumi, puis l’Abkhazie. Cela a été une tragédie aussi bien pour nous que pour lui.
- Quel est l’erreur du président géorgien actuel Mikhaïl Saakachvili?
- Je ne sais pas.
- Et quelle est votre principale erreur?
- D'avoir laissé Saakachvili devenir président (rire).
- Est-ce que le rêve d’Edouard Chevardnadze d’il y a 20 ans s’est réalisé?
- Le fait que la Géorgie soit aujourd’hui indépendante est une bonne chose. Malgré tous les défauts. Mais il est question de savoir comme le pays est dirigé, quelles erreurs et quelles questions sont réglées ou non.
- Au cours des dernières années, la situation n’a toujours pas été stabilisée dans le Caucase. Quel sort attend la région, disons, dans vingt ans?
- C'est très difficile à dire. D’autant plus qu’une partie importante de la Géorgie est occupée par la Russie. Je suis convaincu que tôt ou tard l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud seront restituées à la Géorgie. Je ne peux pas dire quand cela se produira. Tout dépend de la Russie. En reconnaissant l’indépendance de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud, la Russie a commis une grave erreur, en créant un dangereux précédent pour la Russie elle-même. Si l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud ont ce droit, pourquoi la Tchétchénie, le Daguestan et le Tatarstan ne l’ont-ils pas? Ce sont pourtant des Etats.
- En Géorgie, les chansons russes ont été interdites. Est-ce également un moyen de lutter contre les "occupants"?
- C’est une idiotie.
- Comment est-on arrivé à la guerre entre la Russie et la Géorgie? Qui est le premier responsable?
- Il existe une déclaration officielle d’une commission mandatée par l’Union européenne et présidée par la diplomate suisse Heidi Tagliavini. Selon elle, les troupes géorgiennes étaient les premières à entrer à Tskhinvali et à ouvrir le feu, puis les Russes sont entrés en Ossétie du Sud via le tunnel de Roki et ont chassé les nôtres. Mais les actions ultérieures de la Russie n’étaient pas justifiées, à mon avis. En ce qui concerne l’avenir des relations avec Moscou, il faut absolument rétablir le dialogue. La Russie est notre voisin le plus grand et le plus puissant qui pourrait attaquer à tout moment, il faut donc apprendre à trouver un terrain d’entente. C’est la raison pour laquelle je salue les visites de certains politiques géorgiens à Moscou et le début des négociations, mais cela ne suffit pas pour régler le problème. En fait, j’avais des relations conviviales avec Vladimir Poutine. Lors que nous nous sommes rencontrés en 2003 à Sotchi, j’ai été d’accord pour remettre en fonction le chemin de fer de Sotchi à Samtredia, et à son tour il a accepté le retour des réfugiés géorgiens dans la région de Gali en Abkhazie. A l’époque beaucoup de personnes sont revenues, car la décision de Poutine leur assurait la sécurité du retour, qui avait porté jusqu’à alors un caractère spontané.
- Alors pourquoi êtes-vous contre l'arrivée des habitants du Caucase du Nord en Géorgie sans visas? Saakachvili a récemment rappelé les paroles de Poutine lors de la dernière rencontre avec lui en 2008. Il a déclaré qu’il "écraserait les opposants [armés] dans le Caucase du Nord comme des cafards." Or, le président géorgien a déclaré qu’au cours des cinq mois suivant l’abolition du régime des visas, 95.000 habitants du Caucase du Nord étaient arrivés en Géorgie, et tous se comportaient correctement et personne n’enfreignait la loi.
- Mais qui peut garantir qu’un groupe ne se formera pas en Tchétchénie, au Daguestan ou en Ingouchie et ne viendra pas en Géorgie avec un but précis?! La décision d’annuler les visas précisément pour ces régions de la Russie n’était pas très prudente.
- En tant qu’ancien ministre soviétique des Affaires étrangères, pouvez-vous dire quelle sera la conséquence de la série des manifestations dans le monde arabe?
- Pour l’instant, il est difficile faire des prévisions. Ces révolutions pourraient encore se poursuivre. Je crains le plus une révolution en Iran. C’est pratiquement notre voisin. Récemment, je me suis prononcé contre les projets de certains sénateurs américains de déployer des radars en Géorgie. Si un conflit éclatait entre l’Iran et les Etats-Unis, et que des radars soient déployés en Géorgie, cette dernière serait susceptible d’être attaquée.
- Vous avez récemment fêté vos 83 ans, mais vous travaillez toujours activement.
- Je prépare la sortie de mon sixième livre. Il s’agit d’un recueil d’interviews, les plus intéressantes depuis la seconde moitié du siècle dernier.