« Rien qu'à la regarder, on avait le souffle coupé. Femme de grande taille, aux cheveux sombres, hâlée, svelte et douée d'une incroyable souplesse, aux yeux vert pâle de panthère des neiges, elle fut durant un demi-siècle dessinée, peinte, sculptée ». Selon Joseph Brodsky, la beauté bouleversante d’Anna Akhmatova ne faisait que souligner le côté exceptionnel, presque divin de la personnalité de cette très grande poétesse russe. Il semblerait que cette grandeur ne puisse être appréciée aujourd’hui qu’à travers ses lignes poétiques.
D’autant plus extraordinaire est l’expérience de l’Opéra National de Paris qui vient de présenter, sur sa scène de la Bastille, une création mondiale consacrée à la grande figure de la littérature russe. Bruno Mantovani, l’un des compositeurs les plus remarquables de notre temps, en a signé la musique, Christophe Ghristi, le livret et Nicolas Joel, l’actuel directeur de l’Opéra national de Paris, la mise en scène. L’opéra a un titre laconique « Akhmatova », comme ce célèbre dessin de Modigliani daté de 1911 : la silhouette de la poétesse en quelques traits de crayon, dessin qui unit la ressemblance avec une expression très personnelle. L’œuvre musicale est aussi réalisée à la croisée du monde réel et du paysage intérieur de la poétesse.
C’est un opéra narratif, une biographie qui accepte une convention d’opéra. Ainsi, le premier acte se passe à l’époque de la grande Terreur, c'est-à-dire à la fin des années 30, le deuxième pendant la Seconde Guerre mondiale, le troisième dans l’après-guerre et au-delà. A Leningrad, Tachkent puis de nouveau à Leningrad. « C’est l’aube... Akhmatova seule dans sa chambre est assise dans son fauteuil. Une lampe, du thé. Elle récite quelques vers qu’elle tente d’improviser: Eloigne ce verre où nous buvions de l’eau et du vin doux... » C’est ainsi que commence le premier acte.
Janina Baechle, une mezzo allemande, pour qui Mantovani a écrit spécialement le rôle-titre stupéfait par la puissance de sa voix et sa présence scénique traduisant d’une façon exceptionnelle la singularité presque mythique du personnage. La musique n’est pas démonstrative, plutôt intimiste qui met en relief un être en retrait assailli par son époque et sa famille, un créateur en silence que la réalité n’arrête pas de déranger, comme c’est le cas de ce représentant de l’Union des écrivains avec sa voix de contre-ténor qui crée un décalage presque physique, sonore avec le monde de la création.
L’opéra ne prétend pas à une fidélité de formes - il ne cherche pas à être parfait dans le détail - mais à une fidélité de sens, c’est pourquoi à la fin on ne trouve pas une conclusion biographique, narrative, mais une conclusion musicale, une forme de retour à l’art de la poésie imaginé pour rompre avec l’action. En effet, la parole d’Akhamova appartient déjà à l’éternité. Pour l’oeuvre de Mantovani, attendons un peu.