La réforme agraire qui a conduit à la révolution russe

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150 années se sont écoulées depuis l’abolition du servage en Russie. Un événement à la fois marquant et controversé: il n’a pas été vénéré en URSS, et on ne le remarquait pas jusqu’à tout récemment en Russie.

150 années se sont écoulées depuis l’abolition du servage en Russie. Un événement à la fois marquant et controversé: il n’a pas été vénéré en URSS, et on ne le remarquait pas jusqu’à tout récemment en Russie. Probablement parce que le Manifeste tant attendu n’a pas répondu aux attentes, n’a pas apporté la véritable liberté: de serfs les paysans se sont devenus des "sujets libres, mais tout aussi corvéables." Sans parler du fait que la réforme agraire n’a pas réglé la question très complexe des terres. Pendant cinquante ans la mèche s'est consumée pour finalement mettre le feu aux poudres des révolutions du début du XXe siècle, et le problème n’est toujours pas résolu.

Des chaînes de circonstances

Le manifeste de 1861 a connu une réaction très élogieuse en Russie et à l’étranger. Il a également provoqué la vague des révoltes et des soulèvements de paysans. Que fallait-il attendre d'hommes qui en devenant formellement libres étaient toujours astreints à la corvée ou devaient acquitter la redevance, et le seigneur pouvait toujours fouetter quiconque pour la moindre faute? Toutefois, les autorités étaient convaincues qu’à l’époque elles avaient fait tout ce qui était en leur pouvoir.

C’est devenu une mauvaise tradition. Chaque fois que le gouvernement russe est confronté à un grave problème qu’il est impossible de mettre sous le boisseau, on emploie la formule suivante: "Tout va mal, mais on n’y peut rien." Puis on cite une multitude de raisons "valables" pour expliquer pourquoi. Et enfin le résumé: puisqu’il est impossible de faire quoi que ce soit, il faut subir et s’adapter.

Telle était à peu près l’attitude envers le droit de servage dans l’Empire russe. Les monarques progressistes semblaient comprendre tout le mal du servage, et plaidaient pour son abolition, mais les circonstances étaient plus fortes qu’eux. On attribut la célèbre phrase "les propriétaires me pendront avant que les paysans libres viennent à mon secours" à Catherine II de Russie. Son petit-fils, Alexandre I, élaborait son propre plan d’abolition du servage mais… comme on a coutume de dire aujourd’hui, la société n’y était pas prête.

Pour la réforme paysanne d’Alexandre II, la société n’était pas prête non plus. Les véritables partisans de l’abolition du servage se comptaient sur les doigts de la main: le monarque, son frère le grand-duc Konstantin et quelques personnage du gouvernement. On ne peut que s’étonner que le tsar et son petit parti aient décidé de faire ce que leurs prédécesseurs n’avaient pas osé faire durant de nombreuses années.

Le terrible secret de l’Empire

Alexandre II a dit à plusieurs reprises qu’il avait aboli le servage pour éviter que le peuple ne l’abolisse lui-même. Il a préféré la réforme à la révolution. Bien sûr, la menace d’une explosion sociale n’a pas joué le dernier rôle. Ni le premier. Il faut chercher le plus grand secret dans l’économie, et pas seulement nationale mais également mondiale.

A partir du XVIe siècle les échanges commerciaux entre la Russie et l'étranger, avant tout avec l’Angleterre, ont commencé à ressembler aux relations entre les colonies et une métropole. La Russie envoyait en Occident des matières premières stratégiques: du bois, du chanvre, des fourrures, de la cire ainsi que des céréales (également une sorte de matière première). En échange la Russie recevait des produits manufacturés, des armes, des produits de luxe, parfois des technologies. La seule différence entre les véritables colonies et la Russie consistait en l’indépendance absolue de la Russie sur le plan militaro-politique.

Les produits manufacturés ont une valeur ajoutée bien plus importante que les matières premières. Ainsi, pour un solde positif du commerce extérieur, la fourniture des matières premières en termes de volume doit être plusieurs dizaines de fois supérieure aux fournitures de produits manufacturés. Mais la production du coton, des céréales, de l’indigo et du bois est un processus laborieux. Avant que la révolution industrielle n’atteigne le secteur agraire, il n’y avait qu’un seul moyen d’augmenter les volumes de production et d'en réduire les coûts: utiliser le travail des hommes pas libres. Ce n’est pas par hasard que le point culminant de la révolution industrielle en Angleterre au XVIIIe-début XIXe a coïncidé avec l’expansion des plantations en Amérique du Nord où travaillaient des Noirs, avec l’essor de l’économie de servage en Russie et des plantations en Inde en Asie Sud-Est.

La révolution industrielle de l’Occident a donné naissance à l’économie de servage, et c’est également elle qui l’a tuée. Au XIXe siècle, les fruits des labeurs des esclaves américains, des serfs russes et des coolies chinois ne suffisaient plus à l’industrie anglaise. Et le début de l’industrialisation de l’agriculture au milieu du XIXe siècle a porté un coup fatal aux économies basées sur l’esclavage. Et l'on a assisté à la guerre civile aux Etats-Unis et à l’abolition du servage en Russie.

Consentir de petits sacrifices pour éviter de tout perdre

Bien sûr, au XIXe siècle personne n’avait entendu parler d’analyse du système mondial, ni du caractère périphérique de l’économie russe. Il existait plutôt une compréhension intuitive du vice du système existant, et des marqueurs indiquant les problèmes les plus graves. L’un de ces marqueurs pour la Russie a été la défaite dans la guerre de Crimée. Les autorités ont pris conscience et ont commencé à parler des réformes et de la modernisation.

Mais comme le montre l’expérience historique, la modernisation réussie ne nécessite pas seulement des réformes, il faut une véritable révolution, même initiée par le gouvernement. Comme la révolution de Meiji au Japon (1866-69), la guerre civile aux Etats-Unis, souvent appelée la Seconde révolution américaine. Les auteurs des deux révolutions étaient conscients d’une chose importante: il ne faut pas réparer mais briser le système obsolète, et il faut savoir sacrifier moins pour garder plus. Le parti des progressistes de l’équipe de l’empereur japonais a non seulement aboli l’ordre des samouraïs, mais a également réprimé impitoyablement la révolte des samouraïs rebelles en 1877. On comprend le sort tragique réservé en Amérique au Sud agricole par le Nord technocratique en lisant Autant en emporte le Vent.

Le tsar russe, quant à lui, était à la recherche d’un compromis et a finalement choisi les intérêts des propriétaires: un petit groupe social a gardé le contrôle de la majeure partie des terres. On a sacrifié beaucoup pour en faire profiter une minorité. Et les paysans, qui croyaient que la liberté sans terre n’existe pas, ont reçu de minuscules parcelles de terre et la possibilité illusoire d’acheter du terrain grâce aux prêts de l’Etat. La structure fiscale est restée inchangée: une communauté paysanne, considéré à tort par les slavophiles comme un élément d’auto-gouvernance populaire. En réalité, comme toute collectivité forcée la communauté n’était qu’une forme de responsabilité collective: tous payent pour la faute d’un seul.

Les autorités étaient parfaitement conscientes des vices de la réforme, on le remarque même dans la correspondance d’Alexandre II avec ses partisans. Mais le si populaire actuellement "on n’y peut rien" prédominait.

La redistribution

Et l’histoire nous enseigne également que toute demi-mesure ressemble aux médicaments qui font disparaître les symptômes mais qui ne guérissent pas les maladies. Le processus d’aggravation se poursuit, bien que l’individu ne le ressente pas jusqu’à un certain moment. Et lorsqu’il le ressent, il peut être trop tard: les organes vitaux sont déjà touchés. Ce fut le cas de la Russie: certains historiens qualifient la réforme de 1861 de point de départ du processus révolutionnaire en Russie. Il ne faut pas aller bien loin pour trouver des preuves: l’idée de la redistribution (transmission des terres des seigneurs aux paysans) a été l’un des principaux slogans de la révolution de 1917.

Le paradoxe historique est que ni la révolution de 1917, ni l’effondrement de l’URSS en 1991 n’ont résolu le problème de la propriété des terres. Ainsi, la mèche allumée 150 ans auparavant continue de se consumer. Au jour d’aujourd’hui, seulement un quart des paysans ont réussi à bénéficier des parcelles de terrain. L’industrie des céréales de la Russie contemporaine tend vers la création de domaines gigantesques, on les appelle également les holdings agricoles. La superficie moyenne d’un holding agricole russe s’élève à 200-300.000 hectares, et il existe également des domaines d'une superficie de 685.000 hectares. Les propriétaires de terrain au niveau régional se contentent de 50-100.000 hectares. Et les organisations des petits agriculteurs constatent une tendance alarmante à la perte par les paysans de leurs terres.

Les experts agricoles haussent les épaules: la logique du marché, on n’y peut rien. Mais aux Etats-Unis, le premier exportateur de céréales, la logique du marché dicte tout autre chose. La production de céréales y est contrôlée par des centaines de milliers de petits fermiers avec des parcelles moyennes de 1.200 hectares.


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