La concentration de bâtiments de guerre des Etats-Unis au large des côtes libyennes et les appels adressés à leurs alliés de l’OTAN à aider plus activement l’opposition libyenne incitent à réfléchir à l’ouverture par les Américains d’un "troisième front", l’Afghanistan et l’Irak étant les deux premiers. Les experts parlent tantôt d’une opération à grande échelle, tantôt de frappes chirurgicales. Il est difficile de prendre au sérieux la déclaration d’Hillary Clinton, selon qui la Libye pourrait prochainement devenir un pays démocratique pacifique, mais si en principe les Etats-Unis ont décidé d’engager l’armée, une telle rhétorique est une règle obligatoire du jeu.
En effet, de nombreuses raisons pourraient pousser Washington à lancer une intervention militaire.
Actuellement, les rebelles libyens accusent l’Occident d’hypocrisie: "Vous parlez seulement des droits de l’homme, mais vous ne faites rien pour arrêter le génocide." Autrement dit, le peule libyen n’a pas plus tôt renversé Mouammar Kadhafi qu’il s’est déjà imprégné des opinions antiaméricaines, et cela ne présage rien de bon pour Washington. De plus, l’influence d’Al-Qaïda est effectivement très importante parmi les rebelles. Il n’est donc pas exclu que lorsqu’une partie du pays se retrouvera sous son contrôle, l’autre demeurera sous la houlette de Kadhafi. Il est même difficile d’imaginer ce qui serait pire pour les Etats-Unis et leurs alliés, et ils veulent bien sûr empêcher un tel scénario.
Il faut également prendre en compte la particularité de l’armée libyenne. Depuis la fin des années 1970, Kadhafi a fait de l’armée juste une partie du système de défense du pays. Hormis l’armée, relativement faible, Kadhafi a créé des brigades d’élite "de protection de la Jamahiriya", les détachements de l’Armée nationale populaire et de la Garde populaire armée, ainsi que la Légion islamique panafricaine, sur la base de laquelle avec le temps s’est formé un corps important de mercenaires étrangers. Aujourd’hui, on ignore qui contrôle telle ou telle unité, et, le plus important, un grand nombre d’armes, et même l’aviation, sont abandonnés et pourraient se retrouver entre les mains des terroristes.
Par ailleurs, Barack Obama doit rétablir sa crédibilité: il a paru très désemparé au cours de la révolution égyptienne, et même maintenant il donne l’impression d’être un homme qui est passé à côté de processus politiques importants et qui est contraint de rester derrière les événements.
Or, l’histoire d'Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) est très complexe. En fait, en Occident et en Russie pratiquement personne n’avait encore entendu ce terme jusqu’à récemment. Ce groupe d’Al-Qaïda terrorise depuis quelques années les pays d’Afrique du Nord et une partie des voisins au Sud, du Soudan à l’Est jusqu’au Sahara Occidental. En 2010, l’Algérie, la Mauritanie, le Mali et le Niger ont créé un Comité d’état-major opérationnel conjoint et un centre de renseignement pour lutter contre l’AQMI. L’adhésion à ces quatre pays de la Libye, du Maroc et du Tchad était négociée. Mais si la moitié du territoire libyen, une partie des unités de rebelles libyennes et le matériel militaire abandonné se retrouvaient sous le contrôle d’Al-Qaïda, le rapport de forces dans la région changerait considérablement. Et on pourra alors parler de l’échec de toute la politique antiterroriste des Etats-Unis dans cette partie du monde islamique.
De plus, les Etats-Unis y ont des problèmes avec leurs bases militaires. Parmi les 80.000 effectifs américains déployés dans les pays arabes, 50.000 se trouvent en Irak. Pratiquement tous les autres points d’appui sont dans les pays au Sud de l’Iran: le poste de commandement avancé se trouve au Qatar, les aérodromes sont au Qatar et aux Emirats arabes unis, la grande base est déployée au Koweït, l’état-major de la cinquième flotte de la marine américaine et la base de commandement de l’armée de l’air sont au Bahreïn, sept bases sont déployées à Oman, certaines unités sont au Yémen et à Djibouti…
Mais pratiquement rien au Maghreb. Les aérodromes et les ports maritimes d’Egypte ne peuvent être utilisés par les Américains que sur un accord préalable. Au Maroc: "en cas de force majeure." Cela s’arrête là. Les Américains n’ont pas de bases permanentes dans cette région.
Le Mali est catégoriquement hostile à toute opération menée sur son territoire par des troupes étrangères. De même pour l’Algérie. Il s’avère que l’intervention militaire en Libye est la seule possibilité pour les Etats-Unis de déployer leurs troupes dans la région.
Bien sûr, il existe le problème cité plus haut de guerre menée sur trois fronts à la fois. D’autant plus que la majorité républicaine du Congrès exige de Barack Obama l’extension de l’opération en Afghanistan. Le Pentagone et le Conseil de sécurité nationale discutent depuis plusieurs mois le plan d’introduction d'unités d’élite américaines sur le territoire pakistanais pour lutter plus efficacement contre les talibans et Al-Qaïda. Et Barack Obama a personnellement besoin d’un succès militaire. Le problème principal réside dans l'existence du traité signé entre les Etats-Unis et le Pakistan, selon lequel les troupes américaines ne seront jamais présentes dans ce pays. Bien sûr, ils s'y trouvent en réalité, mais cela reste officieux. Et Barack Obama n’a pratiquement aucune chance de convaincre Islamabad de revoir ce traité. Alors pourquoi ne pas faire la même chose, non pas sur l’axe afghano-pakistanais mais en Afrique du Nord?
D’autant plus que le pétrole libyen et les réfugiés préoccupent l’Europe bien plus que l’Afghanistan lointain et, par conséquent, les Etats-Unis ont bien plus de chances de bénéficier du soutien des alliés pour organiser une opération de grande envergure.
Certes, on ignore comment agir dans ce pays incontrôlable après le renversement de Kadhafi. Et on ne sait pas si les Etats-Unis pourront établir en Libye une sorte de tête de pont pour les futures opérations de lutte contre Al-Qaïda au Maghreb, si leur participation à la guerre se limitait à des frappes aériennes. Mais les événements dans le monde arabe évoluent tellement vite et de manière si imprévisible que dans tous les cas Washington devra agir pratiquement à l’aveugle.
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