Le récent décès de la grande actrice française Annie Girardot, née en 1931, est une perte pour la France et pour nous tous. Au cours des dernières années, lorsqu’Annie Girardot avait vraiment vieilli, elle était plus appréciée à Moscou qu’à Paris.
Par quoi nous captivait cette dame charmante? Par quoi cette jeune actrice avec des yeux tragiques sur un visage vivant, laid, mais si inspiré, a-t-elle charmé les Français dès les années d’après-guerre?
Je me souviens du choc subi alors que j'étais écolier, lorsque j’ai vu pour la première fois Annie Girardot dans le magnifique film de Luchino Visconti Rocco et ses frères (1960). Elle interprétait le rôle de la prostituée Nadia, dont deux frères, deux boxeurs, le séduisant Rocco (c'était le début de carrière d’Alain Delon) et l’horrible brute Simone joué par Renato Salvatore, sont tombés éperdument amoureux. L’amour éprouvé pour Nadia a conduit à la catastrophe.
Annie Girardot a joué ce rôle à la perfection.
La scène de la mort de Nadia, poignardée par Simone, est l’un des plus grands moments de l’histoire du cinéma mondial. Lorsqu’elle a projeté en arrière ses bras nus en croix, la salle a lancé une exclamation admirative. Le réalisateur était à la recherche d’une nouvelle Anna Magnani. Mission impossible, mais il l’a trouvée! De plus, en tournant l’histoire d’une famille italienne, le réalisateur avait présents à l'esprit les personnages des romans Les Frères Karamazov et L'Idiot de Dostoïevski. Le triangle d’amour Rocco - Simon - Nadia est un reflet de la situation Mychkine - Rogojine - Nastassia Philippovna.
Ainsi, Annie Girardot s’est fiancée au thème russe.
Après le film, Girardot et Delon sont devenus, du jour au lendemain, des stars du cinéma mondial. Selon la légende, lors du tournage du film, tous les trois ont éprouvé un réel sentiment d’amour empreint de jalousie mais Annie, en rompant avec son ancien fiancé, n’a pas épousé l’ange, mais le démon: Salvatore. Ce mariage pouvait être comparé à la boxe. Ce début haut en couleur et dramatique est devenu le leitmotiv de sa destinée: Girardot allait toujours "banco", elle se brûlait, buvait, s’intéressait aux salauds, dépensait tout son argent, pouvait jouer le rôle d’une femme à barbe. En un mot, elle se consumait comme une cigarette. Et elle a reproduit d’une certaine manière la vie d’Edith Piaf, qui chantait dans toute sa splendeur seulement lorsqu’elle était malheureuse. C’est une manière typique des célébrités françaises de "nourrir" le public avec une partie de leur propre vie.
Donnant naissance à sa fille, puis en quittant son mari, en quittant l'Italie pour Paris, jusqu’à la fin de la vie du malheureux alcoolique Renato, Annie Girardot a essayé de l’aider de revenir au cinéma, mais en vain…
La jeune infirmière Annie Girardot a entamé sa voie dans l'esprit des idéaux de la bourgeoisie française: elle rêvait de se marier, d'avoir des enfants, de devenir un jour chirurgienne, de sauver des gens. Pourquoi a-t-elle été attirée par le théâtre? Sa mère, une sage-femme, ne s’y opposait pas: "Essaye, et si tu comprends que la scène n’est pas faite pour toi, tu pourras toujours redevenir infirmière."
En un sens, son jeu pourrait être comparé à la lame d’un scalpel. Girardot a toujours tenté de laisser des cicatrices dans le cœur du public, notamment en début de sa carrière réussie. En sortant du Conservatoire national supérieur d’art dramatique de Paris, elle est devenue actrice au meilleur théâtre du pays, la Comédie-Française, où elle a immédiatement fait partie des meilleurs acteurs. Elle a été immédiatement remarquée par le milieu du cinéma, où les actrices avec un tempérament vif et une vision tragique valent toujours de l’or.
D’ailleurs, Girardot passait dans la catégorie des "laiderons", et se démarquait particulièrement par la sincérité et la simplicité des beautés françaises typiques. Un an après le début de carrière, Girardot était reconnue comme meilleure actrice en 1956. Elle faisait partie des féministes. Elle tenait à son indépendance. Elle détestait les "machos." Elle était elle-même responsable de sa vie. Et une chose étrange, mais cette fille "explosive" plaisait aux esthètes raffinés, aux intellectuels froids, aux arbitres des élégances capricieux. Jean Cocteau voyait en elle "le plus beau tempérament dramatique de l'après-guerre."
En début de carrière, elle arrivait à tourner dans trois ou quatre films tout en réussissant parallèlement à se produire au théâtre. Elle ne voulait pas perdre la main, bien qu’elle ait quitté la Comédie-Française trois ans plus tard en claquant la porte après un début remarquable. Elle a voulu éviter l’humiliation et la dépendance habituelle de la scène.
En cherchant des analogies françaises pour Girardot, elle serait parmi les féministes Coco Channel et Françoise Sagan.
En cherchant des analogies russes, Annie Girardot aurait probablement pu se lier d’amitié avec Lili Brik (compagne du poète Vladimir Maïakovski) ou Lioubov Orlova (actrice russe), une comtesse qui a dû apprendre à traire une vache et rouler les bidons. Girardot avait quelque chose en commun avec une jeune fille russe issue du peuple. C’est également la raison pour laquelle elle est devenue aussi naturellement une idole du public russe: elle comprenait instinctivement l’angoisse éternelle russe, et à un âge déjà avancé, lors des tournées, elle retenait facilement l’attention du public aux théâtres de Moscou.
Si pendant sa jeunesse, Jeanne Moreau faisait de l’ombre à Annie Girardot, avec les années elle a acquit la fermeté et la saveur d’un vieux vin, dont l’âge ne fait qu’augmenter sa valeur.
Il est impossible d’énumérer tous ces rôles. D’ailleurs, ce n’est pas nécessaire.
Tout de même, elle a été remarquable dans Les Camarades de Mario Monicelli, Le Vice et la Vertu de Roger Vadim, La Femme à Barbe de Marco Ferreri, Les Trois Chambres à Manhattan de Marcel Carné, Vivre pour Vivre de Claude Lelouch… et le public russe était captivé par Docteur Françoise Gailland, Cause toujours tu m’intéresses, La Pianiste, Les Misérables, Caché…
La page russe de sa vie est liée au rôle d’une Française dans le film Ruth de Valeri Akhadov, et au rôle de madame Gérard dans la série du même réalisateur Une Femme libre…
Elle avait du charisme. On avait envie de la regarder, lever la tête pour mieux la voir et l’entendre. Elle pouvait capter avec brio l’attention de la salle, parfois au détriment des autres acteurs: elle tirait la couverture sur elle.
Dans le spectacle solo Madame Marguerite, Annie Girardot a réussi une meilleure prestation et a fait une plus grande impression.
L’actrice extraordinairement organique, dans la deuxième partie de sa vie elle a commencé à jouer plus souvent des rôles comiques, à ironiser à propos de sa propre vieillesse, à souligner son âge et la dégénérescence de la chair, et parallèlement l’élan sensuel. Il semblait que sa bouche avide entourée de rides pouvait encore être embrassée ou boire du vin jeune.
La fin de sa vie a été ternie par la maladie d’Alzheimer. Elle a commencé à oublier des mots. Ses yeux ne reconnaissaient pas sa chambre à coucher. La vie s’est réduite à la taille d’une chaise roulante, dans laquelle sa fille la promenait dans l’allée de la maison de retraite. Pour finir, elle a tout oublié.
Mais nous ne t’oublierons pas, Annie Girardot.
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