Avant 2011, en Afrique arabe il y avait quatre dinosaures au pouvoir: le président tunisien Zine Ben Ali, le président égyptien Hosni Moubarak, le chef de l’Etat libyen Mouammar Kadhafi et le président algérien Abdel Aziz Bouteflika. Les deux premiers ont été renversés. Et plus vite qu’on n’aurait pu se l’imaginer. Aujourd’hui, il semblerait que la dernière métamorphose attende le doyen de l’autocratie arabe, le chef de la Révolution libyenne Mouammar Kadhafi. En septembre il célébrera (ou pas) la 42e année de son expérience incroyable sur la Libye.
Le divorce d'avec la Libye: une question de temps et de quantité de sang
Les signes du départ sont évidents. Aujourd’hui, une réunion extraordinaire du Conseil de sécurité est prévue à l’ONU. A noter qu'elle a été demandée par l’ambassadeur adjoint de la Libye à l’ONU Ibrahim Dabbashi, qui a désavoué Kadhafi. Les ambassadeurs libyens en Inde et au Bangladesh ont déjà renié leur chef, et cela continue… Le ministre de la Justice a quitté son poste. Les pilotes de l’armée de l’air ont refusé de bombardé le "bastion de la rébellion", Benghazi. Deux pilotes se sont enfuis à Malte sur des Mirage, refusant de tuer le peuple révolté. Un groupe d’officiers a annoncé qu’il passait du côté des insurgés…
Un classique du genre: le régime tombe en morceaux, tout le monde le fuit, et les anciens partisans "se convertissent" en adversaires. Le départ est une question de temps, mais, hélas, également de quantité de sang.
A l’instar de Moubarak, on dit que Kadhafi ne se rendra pas, soit il faudra le tuer, soit c’est lui qui tuera. Mais on disait la même chose de Saddam Hussein (le régime s’est effondré dans les deux semaines qui ont suivi l’invasion américaine) et de Hosni Moubarak.
Ironie du sort, le chef libyen Mouammar Kadhafi a lui-même déclenché sa propre révolution à Benghazi. Toutes les révoltes en Libye commencent à Benghazi, la principale ville du combat des rebelles et des batailleurs contre le régime, et la deuxième grande ville du pays. Elle a été la première frappée par la "maladie égyptienne." Puis cette dernière s’est propagée jusqu’à Tripoli.
Le problème est que l’Orient arabe et le Proche-Orient deviennent si imprévisibles qu’on peut s’attendre à ce que les événements se développent de la manière la plus inattendue. On vit à une époque dangereuse: après le départ de tous les politiciens ci-dessus, cette imprévisibilité ne fera que croître. On ignore qui occupera les postes abandonnés, et quelle sera l’ampleur de l’instabilité. Or, pour une région qui est aujourd’hui pour le monde ce qu’étaient les Balkans à la veille de la Première guerre mondiale, cela représente un danger. Un très grand danger.
Un autre Mouammar a également existé
Mouammar Mohammed Abou Minyar Abdel Salam ben Hamid al-Kadhafi (le nom de famille est celui de la tribu bédouine al-Kadhafi) est violemment entré dans l’histoire en septembre 1969 lors du coup d’Etat militaire qui a renversé le roi Idris de Libye. C’était pendant la présidence de Richard Nixon, de Leonid Brejnev et du président égyptien Nasser. Pendant la confrontation globale des grandes puissances au Proche-Orient. Nasser était un exemple et un modèle pour le capitaine Kadhafi âgé de 27 ans.
Il a apporté à la Libye une chose que personne n’avait encore osé faire avant lui nulle part ailleurs. Apporter l'air frais de la libération coloniale et de la justice sociale, réprimer la corruption, débureaucratiser et donner la liberté au peuple. Tout cela était mélangé à la morale et à l’éthique islamiques et aux lois de la charia. "Tout le pouvoir au peuple" selon les canons de l'islam arabe.
Toutes les puissances géopolitiques, Washington, Moscou, Le Caire, Londres, Paris, Rome, observaient avec beaucoup d’intérêt les actions du jeune capitaine. Il a supprimé toutes les bases militaires étrangères et a nationalisé l’industrie pétrolière. Il a supprimé toutes les banques et les compagnies étrangères en confisquant leurs biens. L’URSS aurait pu se réjouir d’une telle tournure des événements si seulement Mouammar ne s’était pas chargé d'écarter du champ politique les communistes, la gauche, l’extrême-droite, les athées et les musulmans radicaux. L’harmonie politique de la Libye selon le modèle de Kadhafi était à la fois anti-impérialiste et antisoviétique. Toutefois, cela n’empêchait pas Moscou et Tripoli d'entretenir des liens d'amitié contre Le Caire, qui sous Anouar el-Sadate, s’était rapproché des Etats-Unis.
Avec ses voisins arabes, Kadhafi tentait d’avoir des relations amicales et de former des alliances d’une manière particulière. Il se voulait toujours "plus égal que les égaux" et prétendait au rôle de leader panarabe. Au fil des années, sa mégalomanie se manifestait de plus en plus souvent et à plus grande échelle. Kadhafi n’a pas réussi à unifier la Libye avec l’Egypte, la Tunisie et l’Algérie. Son alliance avec le Maroc fut un échec. L’alliance avec l’Iran n’a pas duré non plus.
Au fil du temps, il a aboli en Libye la présidence, le gouvernement, le parlement, les autorités locales, et a instauré à la place la Jamahiriya: l’Etat de masse dirigé par les comités populaires de divers niveaux. Plus tard, il a abandonné les nationalisations pour revenir aux privatisations. Il a de nouveau ouvert le pays aux compagnies étrangères. Après plusieurs attentats en Allemagne et l’explosion en 1988 au-dessus de Lockerbie, en Ecosse, d’un Boeing de la Pan Am (270 morts), de paria et d'exclu il est devenu un politicien acceptable pour l’Europe. Comment ne pas apprécier un chef de l’Etat qui possède les cinquièmes réserves de pétrole d'Afrique. L’Italie a particulièrement apprécié Kadhafi, car pratiquement 60% de son pétrole et de son gaz proviennent de Libye. On a pardonné à Kadhafi l’approvisionnement en armes des terroristes de l’armée républicaine irlandaise (IRA) et des séparatistes basques de l’ETA. Et la Russie a déjà oublié que Kadhafi avait immédiatement soutenu le Comité d’Etat pour l’état d’urgence formé par les putschistes d'août 1991.
Du héros au malfaiteur vaudevillesque
Il est stupéfiant de voir ce que le pouvoir absolu fait de l’homme. Entre le capitaine Mouammar Kadhafi, dirigeant du coup d’Etat de 1969, et le leader libyen Mouammar Kadhafi de février 2011, la différence est si importante qu’il est difficile de croire que le second est la continuité du premier. Un dictateur pratiquement vaudevillesque qui revêt tantôt la tenue militaire d’opérette, tantôt une robe chatoyante rehaussée d’or. Aujourd’hui, Kadhafi est tout un show: Michael Jackson aurait sans doute adopté cette tenue s’il avait vécu jusqu’à 69 ans. Or, à une certaine époque on le qualifiait de "frère-guide", on le considérait comme le libérateur de la Libye. On disait qu’il était destiné à devenir le nouveau messie du monde arabe.
Tous les signes de la dégénérescence sont là. Shakespeare est proclamé émigrant arabe, et la Libye est la patrie du coca-cola. Le Conseil de sécurité des Nations Unies sponsorise le terrorisme. Mouammar a failli lancer un djihad contre la Suisse (après l’interdiction de construire de nouveaux minarets). Tout cela était ridicule, mais aujourd’hui cela fait peur.
Le régime de Kadhafi à l’heure actuelle c'est l'incarnation d'une crainte désespérée, armé jusqu’aux dents contre son propre peuple révolté, et prêt à tout pour garder le trône.
L'histoire a montré en quoi peuvent se métamorphoser les héros populaires si on ne les arrête pas à temps. Kadhafi n’est qu’un exemple parmi tant d'autres, et hélas, ce n’est pas le dernier. Il a traversé toutes les étapes de la dégénérescence classique: libérateur, héros, réformateur, dictateur modéré, ambitieux immodéré, seigneur suspicieux, satrape paranoïaque, despote vicieux, risée du monde entier. Et aujourd’hui, il est en passe de devenir le bourreau national.
Et toutes les bonnes choses que Kadhafi a eu le temps d'accomplir sont estompées par toutes ses mauvaises actions.
Et apparemment ce phénomène incroyable, politique, national, arabe, mondial et, hélas, désormais psychique et médical qui a nom Mouammar Kadhafi est proche de l’épuisement. On peut difficilement prendre au sérieux les allusions selon lesquelles l’un de ses fils, le réformiste et modernisateur Seif el-Islam, pourrait prendre sa place. Ou son autre fils Moatassim Kadhafi, son conseiller pour la sécurité nationale et principal candidat au "trône." Ou Hamis. On dit qu’ils participent tous à la répression des révoltes contre le régime de leur père.
Ces événements ont un arrière-goût étrange. Il est étonnant que ce genre de chose arrive au XXIe siècle.
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