Le maître de la Biélorussie poursuit ses intrigues

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Fedor Loukianov - Sputnik Afrique
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L’année 2010 a été marquée par un grave conflit entre la Russie et la Biélorussie. Les contradictions économiques ont dégénéré en confrontation politique dont le point culminant fut une prise de bec entre les présidents des deux pays assortie d'accusations personnelles acerbes.

L’année 2010 a été marquée par un grave conflit entre la Russie et la Biélorussie. Les contradictions économiques ont dégénéré en confrontation politique dont le point culminant fut une prise de bec entre les présidents des deux pays assortie d'accusations personnelles acerbes. A la fin de l’année, les passions se sont quelque peu apaisées, le dialogue entre les chefs d’Etat est reparti, Minsk a ratifié l’ensemble des documents concernant l’Espace économique commun, et Moscou a fait des concessions sur les taxes pétrolières. La présidentielle qui s’est terminée non seulement par la réélection prévisible d’Alexandre Loukachenko, mais également par une répression ostensiblement violente de l’opposition, laissent présager une nouvelle étape du développement des relations. Toutefois, son contenu sera approximativement le même.

Le statut de pays transitaire de la Biélorussie a toujours était le principal atout politique d’Alexandre Loukachenko. Il ne s’agit pas seulement des gazoducs, bien que Minsk et Moscou aient toujours tenu compte de ce facteur, mais surtout des manœuvres géopolitiques permanentes de la Biélorussie entre les intérêts des voisins importants. Même à l’époque où le président biélorusse n'était pas spécialement en odeur de sainteté en Occident (fin des années 1990 – début des années 2000), en fustigeant les intrigues de l’Europe et des Etats-Unis, il se distanciait ostensiblement de Moscou: oui à l’amitié et à la fraternité, notamment dans le domaine des privilèges économiques, mais la souveraineté de la Biélorussie est intangible. La motivation d’Alexandre Loukachenko était probablement très égoïste, s’apparentant à la perception monarchique de la notion de souveraineté, mais l’indépendance biélorusse est la seule garantie de son pouvoir personnel.

Il est à noter que les relations entre Minsk et Moscou ont commencé à se dégrader précisément lorsque la concurrence entre la Russie et l’Occident pour l’influence dans l’espace postsoviétique a commencé à s’aggraver. Alexandre Loukachenko, qui est doué d'un instinct politique inné, a immédiatement compris que dans ces conditions l’Europe était prête à fermer les yeux sur ses "péchés" du passé concernant la démocratie et les droits de l’Homme. Il était plus important de séparer de Moscou un allié formel. Cette "illumination" européenne du président Biélorusse a eu lieu, notamment après la guerre russo-géorgienne, lorsque l’Union Européenne avait presque officiellement changé d'opinion à l’égard du président biélorusse dans le rôle du "dernier dictateur d’Europe." Alexandre Loukachenko s’est retrouvé dans la situation de l’Ukraine de Leonid Koutchma, lorsqu’en dépit de la considération plutôt froide de la part de l’Europe et des Etats-Unis, Kiev louvoyait activement entre les intérêts russes et occidentaux.

Cependant, la crise économique est survenue et les ambitions de l’UE qui visait à étendra son influence sur les territoires limitrophes ont considérablement diminué, il y avait d’autres chats à fouetter. Parallèlement, la Russie s’est consacrée aux efforts destinés à créer une union économique: l’Union douanière est une entreprise potentiellement bien plus prometteuse que toutes les initiatives précédentes. Alexandre Loukachenko a compris que la marge de manœuvre se réduisait à nouveau et, comme tout joueur qui aime le risque, il a joué le tout pour le tout.

La brusque dégradation des relations avec la Russie a permis, premièrement, d’attirer une nouvelle fois l’attention de l’Union Européenne qui, en dépit des problèmes internes, avait besoin d'intensifier sa politique étrangère. Deuxièmement, la hausse des mises dans la confrontation avec Moscou était rentable: la Russie ne pouvait pas risquer de rompre définitivement avec Minsk, car les conséquences politiques seraient trop importantes. Pour cette raison, après avoir joué à la guerre des nerfs, il faut faire certaines concessions.

La démarche suivante a été entreprise après la présidentielle et concernait cette fois les voisins occidentaux. A la veille de l’élection, certaines informations sociologiques, de prétendues "fuites" provenant d’en haut, concernant la Biélorussie, conformément auxquelles la véritable cote de popularité du président biélorusse ne dépassait pas 40%, alors que l’opposition dans son ensemble était créditée d'un pourcentage pratiquement égal, faisaient l’objet de débats dans les capitales européennes. En se basant sur ce qui précède, les politiciens européens ont commencé à dire qu’Alexandre Loukachenko était en réalité un canard boiteux et qu’il fallait juste attendre que son pouvoir commence à battre de l’aile. Alexandre Loukachenko a montré aux Européens la vanité de leurs espoirs de changement progressif de l’essence-même du régime biélorusse: il est capable d’éliminer toute alternative. Et il est impossible d’acheter la libéralisation au prix dérisoire proposé par le Vieux Continent. Les ministres des Affaires étrangères polonais et allemand qui s’étaient rendu à Minsk peu de temps avant la présidentielle ont promis seulement 3 milliards d’euros. A noter qu’une partie de cet argent n’appartient pas à l’UE mais à la Banque mondiale, c’est-à-dire également à la Russie.

L’Europe devra accepter la Biélorussie telle qu’Alexandre Loukachenko veut la voir, car aucune autre perspective à court terme n’est à prévoir. Les sanctions, dont l’UE menace Minsk n’ont pas l’air sérieuses. L’interdiction d’entrée en Europe frappant certains fonctionnaires biélorusses et le président personnellement était en vigueur mais n’a eu aucune incidence sur la situation. Le gel promis des comptes est théoriquement plus efficace, mais c’est plutôt une déclaration politique que la connaissance précise des banques et des numéros de compte. Il n’est aucunement question de blocus économique, d'embargo commercial ou de rappel des investissements européens. De plus, au sein de l’Union Européenne il n’existe pas d’avis unanime concernant l’utilité d'isoler la Biélorussie: les représentants de plusieurs pays estiment que cela n’aurait aucun résultat, comme ce fut le cas auparavant.

Cependant, on pourrait s’attendre à une prochaine action d’Alexandre Loukachenko. Il est important à ses yeux de montrer à la Russie qu’il n’est pas au pied du mur et que Moscou n’obtiendra rien de lui gratuitement. Ainsi, le prochain conflit est pratiquement prédéfini. Il est symptomatique qu’à la veille du Nouvel an le président ait limogé le premier ministre Sergueï Sidorsky qui avait des relations constructives avec son homologue russe Vladimir Poutine, et a nommé à sa place son fidèle "frère d’armes" Mikhaïl Miasnikovitch. Parallèlement, la nouvelle confrontation avec la Russie serait également un signal pour l’Europe: le renforcement du régime du pouvoir personnel au sein du pays ne signifie pas le refus de diversifier la politique étrangère. Et si l’UE est prête à poursuivre la partie, Minsk en fera autant.

Bien sûr, Alexandre Loukachenko prend des risques. Plus personne n’a confiance en lui, que ce soit à l’Est ou à l’Ouest de la Biélorussie. Les félicitations modérées de Moscou avec la victoire à la présidentielle et la couverture très critique des événements à Minsk par les chaînes de télévision russes montrent qu’il ne faut pas compter sur la sympathie de la Russie envers le président biélorusse, et Moscou exigera une compensation probante pour tout geste de soutien. Probablement cela concernera la progression du projet d’intégration, considéré par la Russie comme la priorité absolue. Mais c’est également un levier de pression sur l’Union Européenne. A terme, l’Europe tentera à nouveau de flirter avec Minsk: les confrontations au sujet des opposants jetés en prisons se calmeront tôt ou tard, et le pragmatisme reprendra le dessus. Le président biélorusse continuera donc de manœuvrer à la limite du faux pas, en comptant exclusivement sur lui-même et en tentant "d’attiser" la concurrence des voisins.

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La Russie est-elle imprévisible? Peut-être, mais n'exagérons rien: il arrive souvent qu'un chaos apparent obéisse à une logique rigoureuse. D'ailleurs, le reste du monde est-t-il prévisible? Les deux dernières décennies ont montré qu'il n'en était rien. Elles nous ont appris à ne pas anticiper l'avenir et à être prêts à tout changement. Cette rubrique est consacrée aux défis auxquels les peuples et les Etats font face en ces temps d'incertitude mondiale.

Fedor Loukianov, rédacteur en chef du magazine Russia in Global Affairs.

 

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