Hugo Natowicz, pour RIA Novosti
Mon passage par Plios, bourgade à sept heures d’autobus de la capitale russe, semble obéir à un hasard artistique. Peu avant ma venue, j’avais visité à Moscou l’exposition organisée à l'occasion des 150 ans de la naissance d'Isaak Levitan, rassemblant des joyaux provenant de différents musées de Russie mais aussi d’Israël et de Biélorussie.
Je fus frappé par la puissance de ses couleurs et l’absence presque totale de personnages dans ses toiles. Levitan est un artiste misanthrope, le paysage étant pour lui l’unique protagoniste. Il est certainement l’un de ceux qui ont le mieux capté la puissance de la nature de Russie. En observant les toiles « Automne doré » ou « Au-dessus du repos éternel », auxquelles les restaurateurs ont donné une seconde vie, il semblerait que l’artiste ait transposé, sans intermédiaire, cette lumière russe si particulière sur la toile. Cette lumière qui me semble être la source dans laquelle ont puisé les visions d’artistes tels qu’Aïvazovski, Répine, ou encore Polenov.
Isaak Levitan est né en août 1860 en Lettonie, alors intégrée à l’Empire russe, dans une famille juive. Fils d’un professeur de français autodidacte, il déménage à Moscou avec sa famille dans les années 1870 avant d’intégrer en 1873, dans le sillage de son grand frère Avel-Leïb, l’Ecole de peinture, de sculpture et d’architecture de la capitale. Il compte parmi ses professeurs Pérov, mais aussi Polenov, qui lui transmettra le virus du paysage.
La famille est si pauvre que l’Ecole exempte les frères de frais de scolarité. En 1875, la mère de Levitan décède, le père meurt du typhus deux ans plus tard, plongeant les deux frères et leurs deux soeurs dans une situation critique. C’est peu après, sous la tutelle d’Alexeï Savrassov qui avait remarqué son talent, qu’interviennent les premiers succès: deux de ses toiles sont exposées en mars 1877 et Levitan se voit décerner une médaille de bronze ainsi qu’une bourse pour la poursuite de ses études.
Suite à l’attentat contre le tsar Alexandre II en 1879, les juifs sont expulsés de Moscou. En 1885, l’artiste achève l’Ecole, mais la quitte sans diplôme, les experts estimant que ses origines étaient mal vues dans un domaine artistique aussi sacré que le paysagisme. Il devra se contenter du diplôme de « professeur d’écriture », ironie du sort pour celui que beaucoup considèrent comme un des plus grands peintres russes. Toujours en 1885, alors qu’il réside non loin du village de Maksimovka, il y rencontre Anton Tchékhov, avec lequel se nouera une amitié indéfectible.
Pendant cette période, la situation matérielle de l'artiste s'améliore. Mais sa santé, diminuée par les exils, la pauvreté, et le décès de ses parents, s’aggrave. Un voyage en Crimée viendra temporairement raffermir l’état d’un artiste décrit comme mélancolique et dépressif. En 1887, Levitan réalise un voyage sur la Volga, si chère à son professeur Savrassov. La déception est au rendez-vous, la Volga pluvieuse lui donne l’impression d’un fleuve « triste et morne ».
C’est un an plus tard qu’intervient l’illumination. Accompagné de Sofia Kouvchinnikov, sa maîtresse pendant de longues années, il s’arrête dans la bourgade de Plios. Comme envoûté, il y restera tout l’été, avant d’y revenir les deux saisons suivantes, la quittant avec regret par le dernier bateau à l’automne. C’est une période féconde, dont sortiront plus de 200 travaux. « Levitan a rendu célèbre Plios, et vice-versa », aiment à rappeler les fiers habitants de cette bourgade d’un peu plus de 2.500 habitants. Sur la rive de l'immense Volga, Isaak Levitan retrouve la santé et la bonne humeur.
L’artiste devra par la suite faire face à de nombreuses épreuves: nouvelle expulsion des juifs de Moscou en 1892, rupture douloureuse avec Sofia Kouvchinnikov et brouille avec Tchékhov. Levitan réalisera fin 1889-début 1890 un voyage en France et en Italie d’où il reviendra influencé par l’impressionnisme. Mais Plios a été le lieu de la deuxième naissance du peintre. L'artiste, si intimement intégré à la conscience artistique russe qu'il a donné naissance aux notions de « paysage Levitan » et d’ « automne Levitan », mourra en 1900, d’une maladie cardiaque qui le tourmentait depuis de longues années, à l’âge de 40 ans.
Outre la beauté de ses paysages et la sympathie de ses habitants, on comprend aisément aujourd’hui où Plios va puiser son charme. Il semble que cette petite ville ait été épargnée par les tourments de l’histoire. Le fil reliant la Russie actuelle à ses origines tsaristes, que les communistes ont tenté de rompre aussi bien dans les mentalités dans l’architecture urbaine, est intact. Ici, les maisons de marchands à un étage, devenues rares à Moscou, n’ont pas été détruites, et les izbas paisibles complètent cette impression d’unité et d’harmonie. La continuité va d’ailleurs plus loin: comme en témoignent les fouilles menées en ces lieux, Plios est un site de peuplement millénaire, ce qu'illustre le Musée de la famille russe ancienne (en plein air).
Qu’est-ce qui a mené « Isaak Ilitch », comme l’appellent affectueusement les habitants de Plios, dans ce village perdu? Le hasard. Mais en mettant le pied ici, en ressentant la tendresse des habitants et en admirant la lumière inimitable des environs, on comprend ce qui l’a retenu. Une énergie particulière qui fascine et repose. Un charme qui attira également des personnalités telles que Répine et le chanteur Fédor Chaliapine, et qui continue d’opérer: le Français André Magnenan, ancien correspondant de l’agence russe Tass à Paris, y a ouvert une maison d’hôtes.
Rien d’étonnant si cette petite ville, qui puise son identité dans l’histoire la plus ancienne, garde son attrait intact au XXIe siècle.
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