L’économie et la politique s'affrontent en duel

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Fedor Loukianov - Sputnik Afrique
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A la veille de la deuxième décennie du XXIe siècle, le système politique international se prépare au pire: les années qui viennent n’annoncent pas de pacification. Il ne reste pratiquement plus aucun élément efficace de l’ancien système international, et aucun nouveau modèle ne se profile à l’horizon pour le moment.

A la veille de la deuxième décennie du XXIe siècle, le système politique international se prépare au pire: les années qui viennent n’annoncent pas de pacification. Il ne reste pratiquement plus aucun élément efficace de l’ancien système international, et aucun nouveau modèle ne se profile à l’horizon pour le moment. Le principal axe de tension se constituera autour des relations entre les Etats-Unis et la Chine, ces deux pays indissolublement liés par la nature de l’économie mondialisée. Le dénouement de cette intrigue sera déterminant pour le développement ultérieur du monde.

Les deux colosses (liés par des relations de type créancier-emprunteur et producteur-consommateur) souffrent depuis longtemps de leur interdépendance. Et la crise financière mondiale a une nouvelle fois démontré que le système bâti sur cette interdépendance est instable et susceptible d'avoir des répercussions sur la planète toute entière. Dans l’idéal, des efforts coordonnés des deux géants seraient requis pour démonter le système et pour diversifier les sources de croissance et de développement, mais cela implique un changement qualitatif de la politique économique des deux pays.

C'est théoriquement possible en Chine: des mesures pour réduire la dépendance du pays vis-à-vis du marché américain ont été prises il y a plusieurs années, mais leur mise en œuvre n’est pas rapide et comporte des risques importants. Pour la Chine, le maintien du rythme de croissance est le gage principal de sa stabilité sociale et économique, et toute modification subite risquerait d’entraîner des mesures de rétorsion de la part des Etats-Unis et de l’Union européenne.

Aux Etats-Unis, la situation est plus complexe. La société et la classe politique sont extrêmement polarisées et la décision de donner une nouvelle orientation à une stratégie politique implique des coûts de préparation de l'opinion et de consolidation de cette stratégie. C'est pour cette raison que très probablement les Etats-Unis tenteront de répondre aux défis économiques par des moyens non-économiques. Par exemple, de contraindre la Chine à accepter leurs règles du jeu en utilisant leur supériorité militaire et politique. Cette idée pourrait se faire insistante au milieu de la décennie, après un nouveau changement cyclique aux Etats-Unis consacrant le retour des républicains à la Maison Blanche. Il est déjà évident aujourd'hui que pour les Etats-Unis, la symbiose américano-chinoise est davantage un objet de politique intérieure que de politique étrangère, car elle influe directement sur le taux de chômage et la compétitivité de l’industrie américaine.

Bien que les oppositions entre les Etats-Unis et la Chine soient profondes et se jouent sur la scène mondiale, c’est la situation régionale en Asie de l’Est qui pourrait conduire à leur accentuation. Tout en se montrant délicat sur l’échiquier mondial, Pékin manifeste fermement ses intentions à proximité de ses frontières. Ainsi, la récente déclaration de Pékin, selon laquelle la mer de Chine méridionale constituerait une zone d'intérêts immédiats du pays, a alarmé ses voisins mais surtout Washington, qui y a décelé les signes avant-coureurs d’une nouvelle politique chinoise.

Les pays de la région suivent de près l’évolution de la situation. Selon la majorité des experts, la Chine serait déjà en train de gagner la bataille économique en Asie de l’Est au détriment des Etats-Unis et la question est de savoir comment Washington pourrait s'y opposer. La tension dans la péninsule coréenne due aux relations entre les deux Corées sert de prétexte à une augmentation de la présence militaire des Etats-Unis dans la région et au renforcement, dans le même temps, des liens entre Washington et ses alliés asiatiques, le Japon, la Corée du Sud, les Philippines et l’Australie. Toutefois, si la tendance actuelle se confirme, certains pays d'Asie de l’Est et du Sud-est se demanderont s’ils n’ont pas plutôt intérêt à changer de camp. Les Etats-Unis ont donc besoin de leur démontrer clairement quelles sont leurs propres forces.

Les litiges territoriaux sont une source potentielle de conflits, ce d’autant plus que la Chine connaît ce type de différends avec presque tous ses voisins. C'est pourtant Taïwan qui revêt une importance particulière: en cas d'intensification des frictions entre les Etats-Unis et la Chine, l’île pourrait se transformer en une tête-de-pont de l’influence américaine aux portes de la Chine. Or, toute activité des Etats-Unis impliquant Taïwan risquerait de provoquer une escalade dramatique, notamment sur le plan militaire. Une guerre paraît très improbable mais une course aux armements régionale, qui s’accompagnerait d’une confrontation tous azimuts, est possible.

Les intérêts des Etats-Unis et de la Chine entrent également en conflit dans d'autres parties du monde. La prochaine décennie verra nécessairement la résolution du problème lié au programme nucléaire iranien. Or, la Chine est l'investisseur étranger le plus important en Iran. Si un compromis n’est pas trouvé, la solution militaire deviendrait nettement plus probable et elle démontrerait, entre autre, à Pékin que les Etats-Unis sont toujours capables de recourir à la force pour faire montre de leur autorité. Toutefois, l’issue de cette entreprise militaire est loin d’être évidente et pourrait se solder par un résultat contraire au résultat recherché, à savoir la détérioration des positions des Etats-Unis, à l’image de la campagne irakienne.

Il est peu probable que la confrontation entre les Etats-Unis et la Chine prenne une tournure militaire, ne serait-ce que parce que la Chine est consciente de sa faiblesse par rapport aux Etats-Unis. On pourrait pourtant s’attendre, premièrement à ce que les Etats-Unis se mettent à endiguer systématiquement l’expansion économique chinoise dans le monde, et deuxièmement à ce que les Etats-Unis fassent des efforts visant à renforcer leurs liens avec des pays pouvant servir de contrepoids face à la Chine. Hormis les alliés déjà mentionnés, ce seraient avant tout les pays "neutres" de l’Asie du Sud-est, ainsi que l’Inde et éventuellement la Russie.

Le nouveau rôle de la Chine sur l’échiquier mondial sera un des facteurs déterminants pour l’élaboration de la stratégie internationale de la Russie. L’époque où l’Occident servait à la Russie de point de repère s’estompe pour des raisons objectives: le rôle de l’Occident, surtout de l’Europe, dans les affaires internationales diminue, alors que celui du pays avec lequel la Russie partage la plus longue frontière terrestre est devenu incontournable. Encore récemment, il paraissait inconcevable de voir Moscou se résigner à jouer un rôle secondaire par rapport à Pékin. C’est moins évident aujourd’hui, et la décennie qui vient pourrait nous permettre de nous habituer à cette idée. Toutefois, ce n’est qu’un scénario possible, auquel on pourrait chercher à s’opposer. Or, plus la confrontation américano-chinoise s’intensifiera, plus la Russie sera contrainte à faire un choix difficile mais sans équivoque.

La principale contradiction de notre temps découle de l'opposition entre une économie en voie de mondialisation et des politiques qui demeurent nationales. Cela se manifeste partout: des rapports entre les Etats-Unis et la Chine aux problèmes au sein de l’Union européenne en passant par la réaction de divers pays face à la crise. On a longtemps considéré que la contradiction pouvait être surmontée par le biais de l’alignement des processus politiques sur les procédés économiques: la politique était censée devenir transnationale, comme cela était prévu initialement au sein de l’Union européenne. Toutefois, il existe un schéma inverse qui prévoit le recul de l’économique devant des processus plus traditionnels, soit un démantèlement progressif de la mondialisation.

La deuxième décennie du XXIe siècle sera, de toute évidence, l’époque des réponses politiques aux défis économiques. Ce sont les pays développés qui tiraient autrefois le plus grand bénéfice de la mondialisation et qui en étaient la force motrice. Il apparaîtrait maintenant que ces mêmes pays occidentaux seront les premiers bénéficiaires du démantèlement de la mondialisation, car la Chine et l’Inde dépendent du marché mondial dans une plus grande mesure que l’Occident. Reste que le développement des processus actuels de mondialisation leur permettrait de tirer progressivement la couverture à eux. Toutefois, cette politique équivaut à un changement de paradigme, ses initiateurs devront donc faire preuve d’une volonté politique, d’un savoir-faire et d’une vision claire de ce qu’ils cherchent à atteindre. Par ailleurs, les pays émergents ne contempleront pas cette politique en restant les bras croisés: ils chercheront à faire échouer ce scénario.

Ni les hommes politiques, ni les sociétés ne se montrent prêts pour le moment à effectuer un tel retournement, mais l’expérience des vingt dernières années a démontré que l’inimaginable peut rapidement devenir réalité.

 

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La Russie est-elle imprévisible? Peut-être, mais n'exagérons rien: il arrive souvent qu'un chaos apparent obéisse à une logique rigoureuse. D'ailleurs, le reste du monde est-t-il prévisible? Les deux dernières décennies ont montré qu'il n'en était rien. Elles nous ont appris à ne pas anticiper l'avenir et à être prêts à tout changement. Cette rubrique est consacrée aux défis auxquels les peuples et les Etats font face en ces temps d'incertitude mondiale.

Fedor Loukianov, rédacteur en chef du magazine Russia in Global Affairs.

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