Hugo Natowicz, pour RIA Novosti
Il faut prendre le métro moscovite un matin pour la ressentir: comme chaque jour, une immense marée humaine prend d'assaut les ascenseurs et les trains qui défilent toutes les minutes. Il faut regarder les femmes qui semblent parées pour aller au théâtre, les rames vieillottes mais propres et commodes; le tableau dégage un sentiment d'assurance, de simplicité et de fraîcheur. L'énergie russe est en marche.
Pétri de préjugés à mon arrivée, j'ai mis longtemps à sentir le pouls de mon pays d'adoption. Avec le recul, je comprends que je n'ai jamais ressenti à Moscou cette mélancolie parisienne, ou ma lassitude barcelonaise. La capitale russe vous embarque dans son mouvement entêtant et imprègne votre vie de fond en comble. La mégapole ne vous laissera pas une minute de répit et vous gobera dans son tourbillon. "La ville c'est une force effrayante. Plus la ville est grande plus elle est forte. Elle absorbe. Seuls les plus forts peuvent s'en sortir", déclare l'Allemand dans Brat (Le frère), classique cinématographique de la Russie moderne.
Les Haleurs de la Volga de Repine illustrent à merveille la force et le malheur du peuple russe: on y voit un groupe de paysans, épuisés et en loques, qui traîne à l'aide de cordes un lourd bateau le long du fleuve. Dans les années 90, c'est ce peuple qui a tenu à bout de bras un pays exsangue à bout de bras. Malgré moi, quand j'entends parler de nos interminables grèves françaises, je repense à ces gens qui allaient quand même à l'usine bien qu'ils ne fussent pas payés depuis des mois, conscients que l'existence de leur pays ne tenait qu'à un fil.
Cette force du peuple, les chefs n'ont guère de choix: il faut la dompter coûte que coûte. Alexandre II "libérateur", un tsar réformateur qui ne dirigeait pas son peuple à la manière "dure", fut l'objet de six tentatives d'attentat dont la dernière fut fatale. Le dernier tsar Nicolas II, homme au caractère assez faible, l'a lui aussi appris à ses dépends (à méditer, à l'heure où le tandem Poutine-Medvedev doit prochainement prendre une décision cruciale pour l'avenir du pays).
Empereurs puis dirigeants communistes n'ont dans l'ensemble pas hésité à saigner sans pitié cette masse humaine: combien d'hommes sont venus périr en bâtissant Saint-Pétersbourg sous Pierre Ier, combien ont trouvé la mort en creusant le canal de la mer Blanche sous le joug de Staline? "Le peuple russe est un peuple-enfant qui rêve d'un père sévère", estime le cinéaste Pavel Lounguine.
Je repensais récemment à tout cela en apprenant la nouvelle de l'organisation du mondial de football 2018 en Russie, et en constatant l'enthousiasme sincère déclenché par cette nouvelle. Les Jeux olympiques de Sotchi, tout comme cette coupe du monde, ne sont finalement qu'un prétexte: c'est l'occasion de moderniser l'infrastructure du pays, et de mobiliser le potentiel humain des Russes, grand peuple de sportifs par ailleurs, plus unis que jamais dans l'effort. (Les Jeux en 2014, la Coupe en 2018… Ils doivent être sûrs que la fin du monde est pour 2012, plaisantaient à ce sujet des amis).
Rien de plus dur à canaliser que cette énergie russe, qui a longtemps trouvé un exutoire dans l'expansion au sein de l'ex-URSS. La "colonisation" de l'Extrême-Orient (russe) et des pays voisins s'est d'ailleurs nettement différenciée de celle pratiquée par les Occidentaux. Ici, point de ségrégation: le Russe s'est mêlé aux peuples voisins, ce qui a débouché sur une réelle imbrication des destinées. Malgré sa violence intrinsèque, il y a dans cette approche une générosité qui fait que la Russie reste, malgré la chute de l'URSS, un point de repère crucial pour cette région.
Le peuple russe, c'est aussi et surtout celui qui a combattu les troupes napoléoniennes à Borodino, et les soldats de Hitler deux siècles et demie plus tard à Stalingrad, celui qui a contribué à la défaite nazie. "Ce qu'il y a de plus étonnant, c'est que les Russes n'ont aucune haine contre Napoléon, au contraire, c'est un ennemi respecté. C'est parce que Napoléon, à la différence de Hitler, véhiculait une idée", constatait récemment l'académicien Dominique Fernandez de passage à Moscou. C'est qu'en Russie, violence et pression se heurtent à une résistance totale: le projet de bouclier antimissile près des frontières russes l'a récemment confirmé. La vague de solidarité des Russes l'été dernier face à un ennemi nouveau, le feu, l'atteste elle aussi. Pourtant, les influences européennes sont toujours intégrées et adaptées selon une version "locale". La Russie absorbe toutes les énergies de l'ouest et les transforme à sa façon. C'est peut-être ça, l'européanité à la russe.
Certains s'étonnent parfois de l'"apathie" politique des Russes. L'histoire semble pourtant indiquer que ce peuple a su par le passé exprimer son mécontentement à ses dirigeants. La relation qui l'unit actuellement à ses chefs est la plus équilibrée qu'ait connue ce pays, même si beaucoup reste encore à faire. Qui sommes-nous pour intervenir sans vergogne dans l'évolution démocratique de ce peuple?
Tout cela j'ai commencé à y réfléchir après un matin frais de mars 2009, où on se lève avant de prendre un métro pour aller au travail, comme tous les jours. En sortant du wagon, je notais que le quai était intégralement rempli. C'était inquiétant, j'ai eu peur du mouvement de foule. Je sors finalement du métro Park Kultury, il est 8h40 environ. On ne comprend pas toujours ce qui se passe. C'est en arrivant au travail que j'ai lu qu'une explosion avait eu lieu sur l'autre ligne de cette station, peu avant que je ne remonte. Les secours n'étaient pas encore arrivés quand je suis sorti.
Même si on n'a rien vu et rien compris, certains événements vous marquent a posteriori. J'ai ressenti une énorme compassion pour ces absents, qui auraient pu être moi et que je n'ai connus que parce qu'ils étaient morts. J'ai compris ce jour-là que je faisais partie de cette masse, de ces gens anonymes, à l'histoire si puissante. De cette énergie russe.
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